lundi 16 juillet 2007

Sur les traces de l’anarchisme au Québec

Sixième partie : les années ’50



Pour la gauche nord-américaine, les années ’50 sont associées à une longue traversée du désert. Au Québec comme ailleurs, la fièvre anti-communiste et la chasse aux sorcières reprennent de plus belle. Le régime Duplessis exerce toujours sa domination sur la société. Mais dès la fin des années ’40, une partie du mouvement ouvrier se révolte contre les multinationales qui les exploitent. En 1949, les mineurs d’Asbestos et de Black Lake mènent une lutte très dure contre leurs employeurs. Cette grève attire l’attention du groupe français « Socialisme ou Barbarie ». Les membres de « Socialisme ou Barbarie » sont à l’origine assez proches des thèses de la gauche communiste. Ils sont en contact avec un « groupe trotskiste » au Québec, animé probablement par le syndicaliste Jean-Marie Bédard. Toutefois, « Socialisme ou Barbarie » évoluera au cours des années ’50 vers une perspective anti-autoritaire assez proches des thèses communistes libertaires. Tout en soulignant que les revendications des travailleurs de l’amiante ne sont pas « révolutionnaires », l’auteur de l’article ne manque de souligner le fait que ce sont des syndicats catholiques qui sont à l’origine du conflit. Ce processus de radicalisation, qui ne fait que commencer, ira en s’accentuant au fil des ans.

Deux membres de « Socialisme ou Barbarie », Roland Eloi et Pierre Lanneret, émigrent au Québec au début des années ’50. À en croire des acteurs de la gauche libertaire montréalaise, Eloi et Lanneret ne semblent pas avoir eu de contacts directs avec les autres individus et groupes anti-autoritaires présents à la même époque. Plus que jamais, l’isolement semble être devenu la règle.

Les chemins de l’exil

Même si la guerre est terminée depuis plusieurs années, des réfugié-e-s continuent d’affluer d’Europe dans le port d’Halifax. Les hostilités ont déraciné des milliers de personnes qui n’ont nulle part où aller. Une organisation internationale d’aide aux réfugié-e-s créée par les Nations-Unies (l’IRO – « International Refugee Organization ») leur offre le voyage en Amérique où l’on cherche de la main d’oeuvre bon marché. C’est dans ce contexte qu’arrive au Québec un groupe de militant-e-s anarcho-syndicalistes originaires d’Espagne. Membres de la « Confederacion Nacional del Trabajo » (CNT), ces dernier-e-s viennent pour la plupart du sud de la France, où ils/elles ont connu les camps de concentration après la défaite aux mains des fascistes. Tant bien que mal, les anarcho-syndicalistes y ont reconstitué des branches de leur organisation. Ces militant-e-s révolutionnaires feront de même à leur arrivée ici.

C’est par train qu’on les amène de Halifax jusqu’à Québec, où les immigrant-e-s sont trié-e-s, puis orienté-e-s vers des employeurs potentiels. Si certains choisissent de s’installer à Québec (tels les trois frères Bastida et leurs parents), la majorité se dirige à Montréal. C’est le cas d’Enrique Castillo et d’Elvire Hernandez. Avec leurs deux enfants, âgés de 16 et 12 ans, ils s’établissent dans la Métropole en 1953 après avoir passé un an à Jonquière où Castillo s’est d’abord trouvé du travail au Canadien National dans l’entretien des wagons. À Montréal, Castillo participe activement à la Fédération locale de la CNT qui regroupe une quarantaine de membres. Comme il a occupé la fonction de secrétaire d’une section de métallos affiliée à la CNT pendant les années ’30 à Barcelone, puis dans un groupe à Montauban (France), ses compagnons lui demandent de prendre le même mandat ici.

Les activités de la « Fédération locale » pendant les années ‘50 prendront plusieurs formes. Le premier objectif du groupe est de maintenir vivante la flamme de la révolution libertaire et de garder un lien avec les activités de la CNT en exil basée à Toulouse. Une demi-douzaine de militant-e-s s’occupent de la section locale de « Solidarité internationale antifasciste » (S.I.A.). On retrouve parmi eux Francisco Rebordosa et Alfredo Monros. D’après les souvenirs du fils d’Enrique Castillo et d’Elvire Hernandez, Nardo Castillo, Rebordosa était « le prototype du militant anarchiste, transporté par ses idées ». Pendant de nombreuses années, on pouvait le voir à des événements publics avec sa table de littérature. Selon Castillo, « Rebordosa était resté traumatisé par la guerre civile, tout particulièrement le souvenir de ses camarades mort-e-s au front. Inlassablement, il répétait : il n’y a pas de cause qui valent la mort d’un être humain». Pour sa part, Alfredo Monros est alors considéré comme « l’artiste » du groupe montréalais. Ses dessins servent régulièrement à illustrer les tracts et brochures publiés par les membres de la CNT. Un recueil de ses oeuvres sera d’ailleurs publié par la Fédération locale. On y retrouve la douleur de la mort, la détresse de tout laisser derrière soi, la lutte infatigable contre la barbarie fasciste.

Le coeur du travail accompli par les membres de la CNT à Montréal sera de structurer au Québec l’opposition à Franco. C’est ainsi qu’en 1955 est créée la Liga Democratica Espagnola, qui regroupe des militant-e-s de différentes tendances politiques anti-franquistes. L’organisation compte environ 80 membres, dont une majorité d’anarchistes. La « Ligue » publie à partir de 1959 un journal mensuel, « Umbral », qui est édité au domicile d’Enrique Castillo. Ses membres fréquentent assidûment le Centre espagnol sur la rue Peel, un local ouvert par un militant de l’UGT (1), Adolpho Iglesias : « cet homme étonnant, à la bonhommie naturelle, était un démocrate dans l’âme. Il aidait les gens qui sautaient des navires marchands pour fuir leur pays. Ces réfugié-e-s aboutissaient au Centre espagnol, qui servait souvent de point de chute » (2). Plusieurs actions sont organisées au fil des ans contre les manoeuvres du consul espagnol à Montréal afin de réhabiliter le régime. C’est ainsi que les membres de la « Ligue » débarquent à l’Université de Montréal pour y dénoncer une soirée de théâtre organisé par les « factieux ». Comble d’ironie, on y présente une oeuvre de Federico Garcia Lorca, un dramaturge espagnol assassiné par les troupes de Franco en 1936... Les anarchistes produisent un tract rétablissant les faits historiques qu’ils/elles remettent aux spectateurs/spectatrices présent-e-s. L’action se termine par l’intervention de la police.

Un choc culturel et politique

Dès leur arrivée au Québec, « les militant-e-s anarchistes sont frappé-e-s par l’omniprésence de l’Église, elle qui avait été l’ennemie numéro 1 en Espagne » (3). Celles et ceux qui ont des enfants doivent les envoyer à l’école catholique, même si ils/elles sont athées. Après avoir connu les affres de la guerre et des camps en France, plusieurs sont soulagé-e-s de voir une certaine régularisation de leur statut. Si les papiers ne posent plus problème, la survie reste toujours une préoccupation centrale. Comme la majorité des immigrant-e-s, les anarchistes espagnol-e-s débarquent avec à peine quelques dizaines de dollars en poche. Certains vont travailler sur la construction, dans l’industrie lourde, dans les manufactures. D’autres vont devenir bûcherons, serveurs ou boulangers. Des métiers difficiles où les militant-e-s anarcho-syndicalistes se frottent pour la première fois au syndicalisme nord-américain. Et c’est le choc! « Ils venaient d’une école où l’on défendait le syndicalisme les armes à la main », précise Nardo Castillo. Ici, à cause de la formule du « closed shop », on leur impose une affiliation syndicale qu’ils/elles n’ont pas choisi. Le mouvement ouvrier pratique alors un syndicalisme « d’accommodement » avec les patrons, à mille lieux de ce que les libertaires ont connu en Europe. Plusieurs lutteront avec acharnement contre le dirigisme de la bureaucratie syndicale.

C’est notamment le cas d’Anna Delso. Anna a quinze ans lorsque éclate la révolution en 1936. À Madrid, elle rejoint un regroupement de femmes libertaires, les « Mujeres Libres» qui fait un travail de terrain dans les quartiers populaires tout en menant une lutte contre l’oppression patriarcale : « elles ont dit : la cause des femmes, c’est tout de suite ou jamais. Nous avons pris la place qui nous revenait de droit. Moi, j’avais 16 ans et j’étais secrétaire de la Fédération des femmes libres. Je savais à peine écrire et je rédigeais déjà des articles sur les femmes libres, les femmes libertaires. Je donnais en exemple les grandes révolutionnaires russes, comme Emma Goldman » (4). Après la défaite du camp révolutionnaire, elle quitte l’Espagne pour la France où elle passe près de douze ans dans la clandestinité et la précarité.

Arrivée à Montréal en 1951, elle se trouve du boulot dans l’industrie du vêtement où elle travaille pendant 26 ans. Avant d’arriver à Montréal, elle ne connaît rien du Québec : « j’ignorais jusqu’à l’existence d’un pays ou d’une ville de ce nom. Ma famille et moi sommes venues ici parce que nous parlions français (...) nous n’avions rien, la situation des immigrés était difficile. Nous avons donc fait comme les marins, nous sommes partis au gré du vent. (...) Je venais ici pour survivre et gagner ma vie. Je n’y suis venue avec aucun espoir révolutionnaire. Je voulais vivre en attendant que le fascisme espagnol s’effondre » (5). Le syndicalisme qu’elle trouve ici est aux antipodes de celui qu’elle a connu en Espagne. Anna est horrifiée par ce qu’elle découvre. La corruption des dirigeants, les détournements de fonds, le connivence avec les patrons et le régime Duplessis font partie intégrante du système : « j’ai eu des bagarres terribles avec le syndicat dont j’étais membre, l’Union internationale des ouvriers du vêtement pour dames (UIOVD). (...) Je les dérangeais tellement que je me suis retrouvée sur la liste noire » (6).

La fin d’une époque

Si Anna Delso poursuit au Québec un engagement social et politique (notamment au sein du mouvement féministe, puis du mouvement anarchiste pendant les années ’70 et ‘80), la plupart des membres de la Fédération locale de la CNT resteront en retrait des débats qui traversent la société québécoise. Les libertaires espagnol-e-s se retrouvent face à un contexte social qui se situe à des années lumières de la révolution qu’ils/elles ont vécu. Qui plus est, la mouvance anarchiste peine à s’y développer.

Ce qui reste du groupe automatiste continue néanmoins sur la voie tracée par le Refus global (7). Peu à peu, Paul-Émile Borduas tourne le dos à l’engagement public. C’est le poète et dramaturge Claude Gauvreau qui prend l’initiative de rassembler ceux et celles désirant poursuivre la lutte. Au début des années ’50, plusieurs actions d’éclat sont organisées par ces
« rebelles », lesquelles visent directement le conservatisme des institutions artistiques et sa fermeture à l’art vivant. Leur « campagne d’assainissement contre l’arrivisme bourgeois » est particulièrement virulente. Malgré quelques succès, le groupe va s’étioler au cours des années qui suivent. En 1952, une signataire du Refus Global, l’actrice Muriel Guilbault, se suicide. L’année suivante, Borduas et Ferron quittent le Québec. Reste Claude Gauvreau qui, plus que jamais, continue d’écrire et de maintenir avec flamboyance un esprit libertaire hors limite. Autour de lui se greffent bientôt plusieurs jeunes auteur-e-s, comme la poètesse Janou Saint-Denis. D’après elle, l’influence de Gauvreau et de ses ami-e-s sur le projet anarchiste au Québec « s’est concrétisé dans une culture de vie, de politique et de production artistique dont les traces [seront] visibles dans l’ensemble du mouvement de contestation des deux décennies [suivantes] » (8).

Les anarchistes espagnol-e-s ont-ils croisé les peintres et poètes issu-e-s de la mouvance automatiste au cours des années ‘50? Si tel fut le cas, ce ne peut être qu’à l’Échouerie. Ce café est alors fréquenté par les membres de la Fédération locale de la CNT de même que par le milieu contre-culturel montréalais, comme du reste quelques autres établissements du centre-ville, dont « la Hutte suisse ». L’anarchiste Alex Primeau est du nombre des habitué-e-s. Il fait partie d’un petit cercle de libertaires francophones qui s’activent tant bien que mal à Montréal. Malgré le l’épais brouillard idéologique qui enveloppe la société canadienne-française, quelques-uns continuent de propager leurs idées. L’un d’eux, Joseph Larivière, est animé d’une passion incroyable pour dénoncer le cléricalisme. Il est en lien avec un groupe new-yorkais qui publie la revue « Freethinker » de même qu’avec Émile Armand, l’éditeur du bulletin anarchiste « l’En Dehors » auquel Larivière s’abonne en 1954. Nardo Castillo, qui a milité à ses côtés, en garde un bon souvenir : « Il s’installait avec une table de revues et de publications qu’il faisait venir de France et les distribuait pour deux fois rien. Tout son salaire y passait : sa cave était pleine de propagande, un vrai capharnaüm! C’était un homme discret, d’une conduite exemplaire, dont la principale satisfaction était de pouvoir semer la merde».

Castillo rencontre également Paul Faure, le libraire anarchiste et correspondant d’Émile Armand. Faure lui vend une copie de « l’Encyclopédie anarchiste ». « J’étais alors très jeune, se rappelle Nardo. Je me souviens encore de son regard, qui fixait les choses ou les gens, soit pour les radiographier ou les comprendre intensément. Il faut voir Faure comme un exemple : il a conservé un discours et une attitude en accord avec ses convictions jusqu’à la fin de ses jours ». Même à un âge avancé, Faure continue de diffuser quelques publications anarchistes de langue française. Toutefois, son moral est au plus bas. Dans une lettre adressée Émile Armand, il se confie : « ici, après plus de trente ans de propagande, je reconnais que le résultat n’est point seulement négatif, mais qu’il y a régression dans l’entendement et le raisonnement des gens. Aujourd’hui, c’est le néant, la mort des idées ». On perd sa trace en 1956. La disparition de Paul Faure marque la fin d’une époque pour le milieu libertaire francophone.

Un autre groupe arrive à Montréal

Si Alex Primeau suit pendant quelques années la trajectoire des automatistes, il tisse également des liens d’amitié avec un groupe d’anarchistes d’origine juive arrivé d’Europe à la même période que les militant-e-s de la CNT. Rescapé-e-s des camps d’extermination nazis, ces militant-e-s sont originaires des pays d’Europe de l’Est. Certain-e-s, comme Eva Schwartz, ont combattu en Russie pour défendre le pouvoir des soviets contre les « rouges » et les « blancs ». D’autres, tel M. Freud, se sont impliqué-e-s dans les mouvements pacifistes radicaux. Malheureusement, nous savons très peu de choses de leurs activités pendant les années ‘50. Ils et elles ne sont pas les seul-e-s militant-e-s anti-autoritaires à débarquer à Montréal. Des centaines d’ex-membres du Bund (un groupe socialiste juif anti-sioniste) se joignent ainsi à l’Arbeiter Ring entre 1949 et 1951 (9). L’afflux de ces réfugié-e-s permet de donner un second souffle à l’organisation ouvrière juive pendant près d’une décennie.

En conclusion

Les années ’50 marquent un tournant dans l’histoire des idées anarchistes au Québec. La génération de militant-e-s d’avant-guerre tire sa révérence. Celle qui est apparue après 1945 autour du groupe automatiste peine à s’organiser politiquement. Sa remise en cause de la société ne passe pas par une implication au sein du mouvement ouvrier ou populaire. Pendant que certain-e-s accedent à une carrière internationale, d’autres s’enfoncent dans
« l’underground ». Les anarchistes espagnol-e-s resteront à l’écart des tribulations de ce milieu. Mais contrairement aux libertaires juifs arrivé-e-s au début du siècle, ils et elles n’auront pas d’impact significatif sur le mouvement ouvrier, sans doute à cause de leur nombre beaucoup plus restreint. Il faudra attendre près de 10 ans avant que ne réapparaisse de nouvelles publications d’inspiration libertaires au Québec, portée par une nouvelle vague déferlante, celle de 1968.

Michel Nestor
(Québec)

(1) Union General de Trabajadores, un syndicat d’inspiration socialiste
(2) Entrevue réalisée par l’auteur avec Nardo Castillo
(3) Ibid
(4) Sroka, Ghila Benesty, « Conversation avec Anna Delso » in La Parole Métèque, numéro 12 (Hiver 1990), p. 6-7. Pour en savoir plus sur cette période de sa vie, consultez l’autobiographie d’Anna Delso « Cent hommes et moi : estampes d’une révolution », publiée aux Éditions de la Pleine Lune
(5) Ibid
(6) Ibid
(7) Au sujet des liens entre le groupe automatiste et l’anarchisme, voir le cinquième numéro de Ruptures (printemps 2005).
(8) Anonyme, Le pouvoir de vibrer à l’innatendu (sic) in La Nuit, 26 janvier 1981
(9) Rubinstein, M (1957), A Review of the Past 25 years, Arbeiter Ring, Montréal, p. 7. À propos du Bund et de l’Arbeiter Ring à Montréal, voir le deuxième, troisième et quatrième numéro de Ruptures.

(Publié pour la première fois dans le numéro 6 de Ruptures, mai 2006)

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