Le concept de « contre-pouvoir » a une place prépondérante dans la stratégie révolutionnaire anarchiste. En effet, cette notion permet d’envisager à la fois le développement d’une force capable de remettre en cause l’hégémonie bourgeoise et le passage à une société fondée sur des principes libertaires. Mais paradoxalement, le terme lui-même est peu employé et mal défini dans la littérature anarchiste francophone. Pourtant, une réflexion sur les contre-pouvoir est loin d’être inutile, ne serait-ce que pour préciser davantage les contours des mouvements de résistance que nous cherchons à développer.
Première considération :
l’épineuse question du pouvoir
Pas besoin d’avoir un doctorat en poche pour se rendre compte que le pouvoir est distribué de façon inégale dans notre société. Nous vivons dans un monde hiérarchisé, où les divisions de classe s’ajoutent à celles de sexe, de couleur, de langue, de religion, etc. Cette hiérarchisation permet à certains groupes d’exercer un pouvoir sur d’autres en toute légalité. La domination transcende les différentes facettes de la vie. On la retrouve aussi bien au niveau politique, économique, social ou culturel. C’est pourquoi on peut comparer le phénomène de la domination à un système d’oppressions multiples permettant la reproduction du capitalisme et, par extension, du pouvoir de la bourgeoisie.
La domination a des répercussions non négligeables sur celles et ceux qui la subissent, et pour cause : elle arrive justement à se maintenir en forgeant l’hégémonie idéologique de certaines valeurs au sein de notre société. Ces valeurs permettent justement de légitimer l’exercice inégal du pouvoir en fonction des hiérarchies préalablement établies. Prenons par exemple le préjugé tenace voulant que nous ayons besoin de dirigeants pour maintenir un semblant d’ordre et d’efficacité dans toute forme d’organisation sociale. Il n’y a aucun fondement naturel à cet état de fait, mais l’aboutissement de la domination exercée depuis des siècles par les classes dominantes qui se sont succédées au pouvoir. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce phénomène, y compris chez celles et ceux qui prennent la décision de combattre l’injustice d’une façon ou d’une autre. Bien des mouvements qui prétendent vouloir changer le cours normal des choses reproduisent les relations de pouvoir qui servent de fondement à la domination bourgeoise. Que leurs visées soient plus ou moins radicales ne change rien à la façon dont ils conçoivent la question du pouvoir.
Bien que générales, ces quelques remarques nous permettent tout de même de mieux comprendre l’une des principales lignes de démarcation entre les courants communistes libertaires et autoritaires : la question de la « prise du pouvoir ». Il suffit de jeter un coup d’oeil du côté des diverses organisations qui se réclament encore du léninisme pour se rendre compte que leur vision de la révolution ressemble encore à un vulgaire coup d’État. Pire encore, de nombreuses organisations s’en tiennent à présenter une stratégie électoraliste visant à prendre les rênes de l’État en gagnant des élections organisées par les institutions bourgeoises. Dans les deux cas, l’idée-maîtresse reste la même : le pouvoir peut être arraché des mains de la bourgeoisie «par en haut», c’est à dire en prenant le pouvoir politique. Les anarchistes (et les autres courants socialistes anti-autoritaires) pensent au contraire qu’une révolution « politique » permettra effectivement de changer la tête de l’État, mais elle n’abolira pas les relations de pouvoir inégalitaires qui transcendent la société, précisément parce que les moyens employés pour y parvenir sont à l’image des formes prises par la domination. Or, l’objectif révolutionnaire que les libertaires se donnent, c’est précisément l’abolition de ces rapports, sans temps d’arrêt. C’est ce qu’il faut comprendre lorsque les anarchistes insistent pour parler de révolution « sociale » : au lieu d’une révolution strictement « politique ». Nous souhaitons participer à la transformation de la société par «en bas», aux côtés des oppriméEs et des exploitéEs.
En quelques mots, comment peut-on résumer la conception libertaire du pouvoir? Essentiellement, on y retrouve les concepts d’égalité, de liberté et de solidarité qui sont chers aux anarchistes. Le pouvoir, tel que l’entendent les anarchistes, doit être exercé le plus directement possible, de la façon la plus libre et démocratique qui soit. Pour y arriver, diverses modalités ont été développées, comme par exemple la participation de toutes les personnes concernées par un problème donné à la prise de décision et la mise en oeuvre de solutions, le refus de déléguer sans mandats clairs, l’importance accordée à la révocabilité de tous les déléguéEs, etc. Mais au delà des questions politiques, les anarchistes estiment qu’il faut également considérer la démocratisation du pouvoir au niveau culturel et économique, notamment par la transmission et le partage des savoir-faire et la socialisation des moyens de production et d’échange. En d’autres termes, le pouvoir compris dans un sens libertaire ne s’exerce plus « malgré nous » ou « sur nous », mais devient la capacité collective de parvenir à une société plus libre, plus égale et plus juste.
Deuxième considération :
une alternative à la prise du pouvoir
Une révolution libertaire ne sera pas l’oeuvre d’un parti ou d’une organisation, mais bien celle de notre classe. Les changements nécessaires pour arriver à ce résultat ne pourront commencer après la révolution, comme le pensent les socialistes autoritaires. Ils doivent débuter dès maintenant en « développant des formes de lutte ne se condamnant pas à produire des modèles de société éliminant la dynamique libertaire ». L’émancipation est un processus qui doit s’alimenter à même nos pratiques quotidiennes, ici et maintenant. C’est parce qu’ils sont en mesure de développer une puissance de classe capable de changer la société de bas en haut que les contre-pouvoirs occupent une place centrale dans la stratégie révolutionnaire anarchiste. Pour les anarchistes, il ne s’agit pas tant de «prendre le pouvoir» que de l’exercer, collectivement, en tant que classe. La question de la stratégie révolutionnaire pose énormément de questions, à commencer par celle-ci: à défaut de vouloir prendre le pouvoir, comment envisager de faire la révolution?
Notre alternative à la «prise du pouvoir» consiste à multiplier les contre-pouvoirs sociaux et politiques. Des embryons de contre-pouvoirs existent déjà à l’heure actuelle, ce sont les mouvements sociaux: syndicats, groupes populaires, groupes de femmes, associations étudiantes, groupes écologistes, etc. Même si elles sont trop souvent dépourvues de toute perspectives subversives, ces organisations exercent déjà un rôle de contre-poids social. On le voit bien depuis deux ans: qui fait l’analyse des politiques libérales? Qui s’oppose concrètement aux mesures gouvernementales? Qui a fait reculer le gouvernement dans plusieurs dossiers «chauds»? Ce sont les mouvements sociaux. Les partis politiques, même «l’opposition officielle», ont eu un rôle tout à fait mineur dans ces revirements.
Au lieu de miser sur la construction d’une organisation politique qui pourra «représenter» les mouvements sociaux dans la sphère politique, nous favorisons plutôt la transformation des dits mouvements en contre-pouvoirs. Nous ne voyons pas pourquoi les mouvements sociaux auraient besoin de créer des partis pour «faire de la politique» puisqu’ils en font déjà. Il s’agit plutôt de construire des mouvements si forts qu’ils pourront imposer leurs revendications et contrer tout recul voulu par l’élite. Mais la combativité seule ne suffit pas : les contre-pouvoirs doivent aussi être en mesure de se poser en alternative crédible, capable de prendre le relais en cas de crise majeure et d’exercer directement le pouvoir. Voilà l’essentiel de notre stratégie révolutionnaire: construire des mouvements sociaux capables de mener la lutte de classe et, ultimement, d’abolir directement la société bourgeoise.
Une transformation libertaire de la société implique l’instauration de l’autogestion généralisée et de la démocratie directe à tous les niveaux. Or, l’autogestion ne peut pas se décréter d’en haut, par un parti. La destruction de l’économie marchande et son remplacement par une économie communiste n’est envisageable que si les gens sont déjà organisés sur les lieux de travail, s’ils ont déjà commencé à «construire la société de demain dans celle d’aujourd’hui» via leurs organisations de masse. La même chose vaut pour la destruction du pouvoir techno-bureaucratique (qui décide d’en haut l’aménagement du territoire et du développement économique dans les quartiers, les villes et les campagnes) et son remplacement par la démocratie directe. En fait, cela vaut pour toutes les sphères de la vie en société. Un parti s’organise toujours sur une base idéologique, un phénomène qui carbure à l’exclusion, ce qui le disqualifie d’emblée pour la coordination de la vie sociale à laquelle tous et toutes doivent pouvoir participer, d’où l’importance de la construction de contre-pouvoirs inclusifs dont le seul critère d’adhésion soit l’appartenance sociale.
Indépendamment de la transformation révolutionnaire de la société, nous sommes également convaincuEs que la stratégie des contre-pouvoirs est la plus efficace pour mener la lutte de classe. Le pouvoir de l’élite repose sur le capital et tout ce que le capital permet d’acheter. Nous sommes perdantEs d’avance si nous nous opposons à l’élite sur le terrain de la politique officielle où le capital est essentiel. Notre propre pouvoir repose plutôt sur la force du nombre et sur le fait que nous avons le pouvoir de bouleverser considérablement la société en cessant simplement de «jouer le jeu». Notre pouvoir réel est dans les mouvements sociaux et leur potentiel de bouleversement. Mettre du temps et de l’énergie dans la construction d’un parti agissant en dehors de ces mouvements est une perte de temps. Mieux vaux l’utiliser dans la radicalisation et le renforcement de notre source de pouvoir.
Pour un front social des luttes de classe
Le saut qualitatif entre les mouvements sociaux d’aujourd’hui, avec tous leurs défauts, et les contre-pouvoirs que nous envisageons peut apparaître énorme. Et il l’est! Plus souvent qu’autrement, les mouvements contemporains sont non seulement timides et réformistes, mais ils sont de surcroît corporatistes, ce qui mine sévèrement la solidarité. L’expérience de la lutte elle-même (avec un peu d’agitation, quand même!) peut venir à bout des réflexes de timidité et de réformisme mais pour ce qui est du corporatisme, seule la rencontre d’autres acteurs en lutte, l’expérience de la solidarité, peut l’entamer. Aujourd’hui, la solidarité qui se vit entre les mouvements passe par en haut, par les bureaucraties des mouvements et ne se traduit que très rarement par une rencontre effective entre les gens en lutte, à la base. Or, c’est précisément ce type de rapport qu’il nous faut multiplier pour casser le corporatisme et favoriser le sentiment de mouvement d’ensemble, en d’autres mots la conscience de classe
De sa plus simple expression dans les comités de mobilisation plus ou moins autonomes à la base des organisations de masses (dans les groupes populaires, les syndicats, les associations étudiantes, etc.) à des expériences plus complexes comme les centres communautaires syndicaux, les comités de mobilisation régionaux ou les coalitions à la base, diverses pratiques émergentes en Amérique du nord favorisent le développement d’une nouvelle solidarité. Il s’agit d’encourager l’autonomie des mouvements, la participation directe des gens et les rencontres entre les luttes.
Marc-Aurel et Michel Nestor
(Publié pour la première fois dans le numéro 5 de Ruptures, mai 2005)
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