Un point de vue anarchiste
Une question hante tous les mouvements sociaux : quelle place accorder aux individus provenant des groupes privilégiés par l'oppression que l'on combat. Concrètement, quelle place devrait avoir les blancs dans la lutte antiraciste ? Quelle place devrait prendre les petits-bourgeois dans les luttes populaires ? Quelle place devrait avoir les hommes dans la lutte antipatriarcale ? Et, d'ailleurs, sur quelle base et dans quel intérêt ces individus se mobilisent-ils ? Ne sont-ils pas, en quelque sorte, "bénéficiaires de l'oppression" des autres ? Dans le contexte d'un dossier sur le patriarcat dans une revue publiée par un groupe composé à majorité d'hommes, la question se pose avec acuité.
La récupération : une crainte légitime
Dans la mesure où les hommes sont socialisés en tant que dominants, il est légitime de se demander quelles sont leurs motivations --et surtout quelles seront leurs pratiques-- quand un groupe de mâles s'amène avec ses grosses bottes pour s'intéresser à la lutte contre le patriarcat. Surtout si certains réclament à corps et à cris leur statu "d'opprimés" par le patriarcat... C'est quoi le but ? Contrôler jusqu'à la lutte des femmes ? Se dédouaner d'un sexisme qu'on n'arrive même plus à nommer ? Le risque de récupération et de détournement des luttes est grand et ne peut pas être pris à la légère.
Que les femmes veuillent garder le contrôle du mouvement des femmes, rien de plus logique. Dans la mesure où le sexisme est la principale incarnation concrète du patriarcat, que celles qui le vivent veuillent le nommer et le combattre en toute autonomie, c'est légitime et nécessaire. Que, dans ce contexte, les hommes solidaires soient relégués à un rôle de soutien --s'occuper de la garderie, par exemple-- et que tout ce qui est utile soit fait pour que le contrôle de la lutte soit assumé par des femmes, c'est tout aussi légitime et trop souvent nécessaire. Ce serait bien le comble s'il fallait qu'on accepte que la domination masculine se fasse sentir jusque dans la lutte pour son abolition !
De l'intérêt des hommes dans l'abolition du patriarcat
Pourquoi les hommes s'engageraient-ils dans la voie de la déconstruction du masculin, dans la lutte antipatriarcale ? Dans quel intérêt le feraient-ils s'ils profitent de l'oppression des femmes ? Qu'il y ait énormément de privilèges liés au fait d'être un homme dans cette société, il n'y a pas de doute là-dessus. Maintenant, de là à dire que les hommes n'ont aucun intérêt à abolir le patriarcat, il y a un pas. En effet, à la base, les privilèges accordés aux hommes visent surtout à leur faire accepter leur place dans la société et le rôle qu'ils ont à jouer dans le maintien de l'ordre patriarcal et capitaliste. L'aliénation, une des formes distinctes de l'oppression de ce système est donc partagé par les hommes.
On a souvent tendance à confondre patriarcat et sexisme. Or, si le sexisme est la principale manifestation du patriarcat, ce n'est pas tout le patriarcat. À la base du patriarcat, il y a la socialisation en genres sexués. Cette socialisation affecte les hommes que les femmes, en ce qu'elle les aliène l'un et l'autre (nous ne parlons pas ici des multiples autres formes d'oppressions --agressions, discriminations, etc.-- vécues spécifiquement par les femmes). Un des postulats de base de l'anarchisme est la construction d'un monde d'individus libres, égaux et autonomes, des uniques. Tant que la socialisation en genres sexués perdure, c'est impossible. Pour que l'individu puisse atteindre sa pleine maturité et son plein épanouissement, il faut abolir cette socialisation en genre. Voilà, à mon sens, un des principaux intérêts de la lutte antipatriarcale pour les hommes.
D'autre part, le capitalisme repose en grande partie sur le patriarcat. La socialisation en genres sexués est la première façon d'embrigader les gens dans ce système. Sans cette première aliénation, la réification des salariés --leur transformation en marchandise-- est incompréhensible. En effet, comment des individus libres et autonomes pourraient-ils entrer dans le moule du travail --impliquant une forte hiérarchie-- sans d'abord avoir subi une première aliénation (entrer dans le moule des genres sexués hiérarchisés) ?
Responsabilité des mâles
Le patriarcat se reproduit, se transforme et se renforce par deux voies principales : la voie institutionnelle et la voie culturelle (la socialisation). Le mouvement des femmes, dépendamment des périodes, identifie des points de tensions institutionnels et culturels et travaille à les éliminer. Maintenant, la part des hommes qui se disent et se sentent solidaires de la lutte antipatriarcale ne peut pas se limiter à un appui "altruiste" (ou basé sur le sentiment de culpabilité). Après tout, nous avons notre part --importante-- de responsabilité dans le maintien du patriarcat.
Une bonne part de la socialisation patriarcale échappe à la famille et à l'école et se fait "entre hommes" dans ce que certains ont appelé "la maison des hommes". Il s'agit de tous ces moments "non-mixtes" lors desquels se renforce la socialisation patriarcale, là où l'on "apprend à être un homme", à être "viril", à se comporter avec les femmes, etc. Sans nécessairement tomber dans l'autoflagellation, il y a tout un travail quotidien de déconstruction de la norme masculine et du rapport à l'autre à effectuer par les hommes, entre hommes. C'est un travail difficile, lent et souvent pénible (mais aussi libérateur) qu'il faut entreprendre. À ce chapitre, nous ne pouvons pas abdiquer nos responsabilités et laisser aux femmes le soin de dénoncer les schémas et les pratiques sexistes. Le silence collectif des hommes --en tout cas de leur grande majorité-- est un des piliers sur lequel repose le patriarcat. Dans ce contexte, qui ne dit mot consent. Il n'y a pas de neutralité possible.
Et la lutte de classes dans tout ça ?
L'oppression patriarcale a des répercussions dans la lutte de classe. Nous ne sommes visiblement pas tous égaux et toutes égales face à l'exploitation... Pour paraphraser Orwell : tous les prolétaires sont exploités mais certaines le sont plus que d'autres ! Peu importe vers quel indicateur on se tourne, les femmes subissent plus que leur part d'exploitation et d'oppression. Les femmes forment le gros des bataillons de la pauvreté, de la discrimination, de la précarité et des non-syndiquées. Le prolétariat est aujourd'hui constitué à très forte majorité de personnes qui, en plus de l'oppression de classe "générique", vivent aussi des situations d'oppressions spécifiques (racisme, sexisme, hétérosexisme, etc.), il faut en tenir compte dans nos analyses et nos stratégies. L'image d'une lutte de classes viriles, entre hommes, est à bannir.
Diviser pour régner a toujours été la devise des capitalistes. De tout temps, des privilèges relatifs ont été accordés à des groupes spécifiques --en l'occurence des mâles blancs et hétérosexuels-- pour prévenir une solidarité de classe qui aurait pu mettre en danger les privilèges des nantis. Aujourd'hui, dans un contexte d'offensive généralisée, les patrons n'ont plus besoin de ces privilèges relatifs pour maintenir leur domination. Il est pathétique de voir comment certains secteurs du prolétariat se démènent pour maintenir coûte que coûte leurs privilèges. L'apparition des clauses orphelins en est un bel exemple, le corporatisme tout azimuth en est un autre. Comment les syndicats espèrent-ils dans ce contexte faire jouer une solidarité de classe (si jamais ils y aspirent encore) ?
Pour rétablir le rapport de force face à la classe dirigeante, il est urgent de reprendre à notre compte les analyses antipatriarcales (comme antiracistes, par ailleurs). Plusieurs luttes sociales se mènent actuellement à partir d'une analyse antipatriarcale --la plus évidente étant l'équité salariale-- et elles seront vraisemblablement de plus en plus nombreuses. Pour cimenter la solidarité de classe, il faut faire de la lutte pour l'abolition des privilèges et des inégalités entre nous la priorité des priorités. Pour mener une lutte unitaire, rien de mieux que de porter des revendications dans lesquelles tout le monde trouve son compte, en commençant par les plus exploitéEs.
Les plus grands épisodes de lutte de classes au Québec sont partis d'analyses de ce type. Le meilleur exemple est sans doute le front commun des employés provinciaux de 1972 : l'idée de base de la CSN de l'époque pour unir touTEs les salariéEs dans une grande lutte contre l'État était de revendiquer un salaire minimum de 100$ par semaine pour touTEs les employéEs de l'État. C'est cette revendication qui a fait du front commun la grève générale la plus massive de l'histoire du Québec. La stupidité de l'État, en enfermant les leaders des centrales syndicales, a fait le reste, précipitant la grève générale dans l'insurrection. Tous ça parce que la CSN voulait que les femmes de ménage et les préposéEs aux bénéficiaires puissent gagner un peu de dignité et faire décemment vivre leur famille !
Hommes et femmes ont tout intérêt à construire un front libertaire des luttes de classes. Cela ne sera possible qu'en menant une lutte contre toutes les oppressions et en priorisant un agenda basé sur l'abolition des privilèges et des inégalités, donc une lutte contre le patriarcat.
Contrairement à d'autres, je ne suis vraiment pas à l'aise de dire que les hommes sont eux aussi "opprimés" par le patriarcat. Je préfère que l'on précise cette oppression qu'est l'aliénation pour éviter la confusion et, surtout, de minimiser la masse d'oppressions vécues uniquement par les femmes. À la limite, peut-être les hommes gais sont-ils un peu plus opprimés... Et encore, il faudrait voir dans quelle mesure ils ne sont pas privilégiés par rapport aux lesbiennes ou aux transgenres, dans quelle mesure est-ce qu'ils ne conservent pas certains des privilèges d'être mâles. Par contre, une chose est sûre, les hommes sont définitivement affectés et aliénés par le patriarcat. Cette aliénation participe de ce qui les empêche de devenir réellement libres et autonomes. C'est ici que se situe l'intérêt principal des hommes dans la lutte contre le patriarcat : la conquête d'une réelle liberté. Il y a bien sûr beaucoup d'écueils à éviter dans la participation des hommes à la lutte contre le patriarcat... Mais, selon moi, le chemin qui mène à une société communiste libertaire passe, entre autres, par là.
Marc-Aurel
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