samedi 14 juillet 2007

Entretien avec un préposé aux bénéficiaires anarchiste

Depuis quelques semaines, c'est la mobilisation générale dans les syndicats, plus particulièrement dans ceux du réseau de la santé et des services sociaux. Si, comme d'habitude, les directions syndicales "communiquent" beaucoup, on entend rarement parler de comment ça se passe à la base, dans les établissements. Nous avons rencontré Éric Maltais*, un militant de la NEFAC qui travaille comme préposé aux bénéficiaires dans un des hôpitaux syndiqués au Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP, affilié à la FTQ) pour essayer de prendre le pouls du mouvement.

1) les raisons de la colère



Éric travaille dans un gros hôpital québécois qui vient de prendre de l'expension et d'être fusionné avec deux autres établissements hospitalier. Ce qui était au début une job d'étudiant est tranquillement devenu sa job, point. "C'est sûr qu'au début je trouvais ça cool comme job d'étudiant, j'étais mieux payé que la plupart de mes chums et j'avais un horaire flexible, se rappelle Éric, mais quatre ans et demi plus tard je ne vois plus la précarité du même oeil, je ne compte plus le nombre de fois où j'ai changé de département, je suis encore sur appel, et jusqu'à tout récement j'avais pas d'heures garanties."Comme certainEs de ses collègues vivent ça depuis une décennie, voir plus, Éric ne se plaint pas mais refuse de voir sa job comme une planque gras dur. "À 10 ou 12 000$ par année dans une job dure physiquement, je ne me sens pas privilégié ou de classe moyenne" dit-il.

Les raisons de la colère

Ces jours-ci, le gouvernement se propose d'amener beaucoup de changements qui risquent d'empirer sérieusement les choses dans le milieu de la santé. Plusieurs projets de loi attaquant de plein fouet les syndiquéEs sont actuellement à l'étude. Il y a, bien sûr, la modification de l'article 45 du code du travail sur l'encadrement de la sous-traitance mais également plusieurs projets de loi touchant plus directement le secteur de la santé et des services sociaux, notamment les projets de loi qui rebrassent les cartes syndicales dans la santé --sous couvert de réduire le nombre d'accréditations syndicales-- et celui sur la fusion des CLSC-CHSLD-Hôpitaux.

"Dans notre cas, qui est un peu différent des nouveaux projets gouvernementaux, la fusion des établissements de santé, ça veut dire, entre autres, la fusion de listes de rappel à long terme, explique Éric, si ça passe, ça veut dire que je peux être appelé à travailler à au moins trois endroits différents dans la ville et c'est pas clair où je me ramasse sur les listes d'ancienneté.""Il y a des cultures différentes dans chaque établissement, continue-t-il, leur harmonisation est surtout bureaucratique et concrètement c'est l'ajout de règles arbitraires comme devoir avoir un uniforme agencé et un paquet d'autres niaiseries..." Dans tout le réseau, il y a une confusion entre les rôles de préposé et d'infirmière auxillière: dans certains établissements les préposés ont le droit (sont tenus) de poser certains gestes "médicaux" qui leur sont interdits dans d'autres. En fusionnant les établissements, il faudra nécessairement revoir et harmoniser ce que chaque corps de métier a le droit ou pas de faire.

À cela se rajoute le spectre de la sous-traitance et de la privatisation de tout ce qui n'est pas directement "médical". Éric n'est peut-être pas directement menacé par la sous-traitance, mais ça le fait quand même réfléchir: "un préposé aux bénéficiaires dans le privé c'est payé 8$ de l'heure et ça a rarement un syndicat" rappelle-t-il. Si lui n'est pas menacé, une bonne partie de ses collègues le sont, par contre. "Y'en a déjà de la sous-traitance à l'hôpital, l'entretien du nouveau hall d'entrée est en sous-traitance, la sécurité aussi" dit-il. Les principales catégories d'emplois du secteur public à être mieux payés que dans le privé sont l'entretien et les cafétérias. "Il y a des cadres qui disent au monde de ces départements-là qu'ils ne sont pas menacés parce qu'ils sont compétitifs, raconte-t-il, je ne sais pas si c'est vrai mais, même si ça l'était, on peut se demander pour combien de temps et à quel prix? Quelles concessions va-t-on leur demander pour rester 'compétitifs'?"

Casser les syndicats

Cerise sur le sunday, le gouvernement veut déposséder les salariéEs de leur syndicat pour réaliser ses projets. Officiellement, le but est de réduire le nombre d'accréditations syndicales pour faciliter la gestion du réseau. Le gouvernement cite des chiffres impressionnants pour aller chercher l'adhésion de la population et camoufler ses intentions réelles. "À l'hôpital, il y a 67 accréditations syndicales différentes, explique Éric, mais, dans les faits, il y a juste deux vrais syndicats, nous et les infirmières." Les autres "syndicats" sont en fait de petites associations corporatistes de professionnels pouvant compter quelques dizaines de membres dans les meilleures cas et deux ou trois dans les pires. C'est comme ça dans l'ensemble du réseau où concrètement la multiplication des accréditations ne concerne qu'environ 10% des salariéEs puisque le reste est regroupé dans de grands syndicats d'employéEs généraux ou des syndicats d'infirmières. "Il y a 65 corps de métiers regroupés dans le local du SCFP de l'hôpital, explique Éric, sous prétexte de réduire le nombre de syndicats dans la santé, le gouvernement veut le faire éclater en 4 syndicats de métier différents, sur une base corporatiste." Pour Éric, comme pour des milliers d'autres syndiquéEs de la santé, le vrai but du gouvernement n'est pas tant de réduire le nombre d'accréditations syndicales que de casser les syndicats généraux d'employéEs qui, en permettant de faire vivre la solidarité entre différents corps de métiers, sont un obstacle à la privatisation et la sous-traitance. "Avec ce projet de loi, on s'éloigne de la liberté d'association et de la démocratie syndicale, dénonce Éric, on veut me séparer de force des autres employéEs de mon établissement tout en me forçant à m'organiser syndicalement avec d'autres employéEs qui sont actuellement dans d'autres syndicats affiliés à une autre centrale dans au moins deux autres établissements." Éric explique que la démocratie syndicale n'est déjà pas évidente avec le statu-quo : "il faut déjà faire 3 assemblées générales à cause des quarts de travail, si jamais on se retrouve avec un seul syndicat de préposés dans les 3 établissements, il va falloir faire 9 assemblées générales! Là on serait vraiment dans une 'démocratie' de déléguéEs syndicaux, c'est déjà compliqué de faire une proposition ou un amendement, ça va devenir impossible avec 9 assemblées."

Diviser pour régner

D'après Éric, le gouvernement libéral a vraiment bien planifier son coup avec cette série de projets de loi : "Ils nous mettent une campagne de maraudage, une guerre ouverte entre syndicats, juste avant une ronde de négociation, c'est presque certain, dans le cas de mon hôpital, que le SCFP va disparaître de la map, les deux autres établissements étant syndiqués à la CSN, ils font juste pas le poids." "Sauf que le monde veut pas aller à la CSN, il y a 4 ans, il y a eu une campagne de maraudage et les membres du SCFP sont restés au SCFP et ceux de la CSN à la CSN, raconte Éric, la liberté d'association implique le droit de ne pas s'associer et le gouvernement ne respecte pas ça." Éric n'est pas trop sûr de ce qui est vrai ou pas: "il y a beaucoup de propagande syndicale à prendre avec un grain de sel", mais il semble qu'il y a quand même des différences de culture entre les deux organisations. "Les gens disent qu'il y a plus de liberté individuelle au SCFP, par exemple, c'est l'individu qui choisit son plan d'assurances, explique-t-il, alors qu'à la CSN, ils auraient plus une culture collectiviste où ce que l'assemblée générale décide s'applique à tout le monde, je sais pas ce qui est vrai là-dedans, mais une chose est sûre: ils ne s'aiment pas beaucoup." "La rivalité inter-syndicale devient ridicule à un moment donné, par exemple, les deux camps sont sûrs que l'autre utilise des gros bras et est violent, il y a beaucoup de préjugés et de mystification, illustre-t-il, moi, ça m'écoeure, si le projet de loi passe, ça va être syndicat contre syndicat, je pense que je vais m'en calisser et que je ne m'impliquerai pas là-dedans (le maraudage), on monte des éléments de la classe ouvrière les uns contre les autres pis je veux pas participer à ça. "


*Il s'agit d'un pseudonyme qui ne trompera sans doute personne connaissant la NEFAC, sauf, espérons le, les patrons "d'Éric" et, éventuellement, les flics.



(publié pour la première fois sur le site de la NEFAC en décembre 2004)

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