samedi 14 juillet 2007

Des luttes coulées dans le béton

Condos ou logements sociaux? Il y a des moments où la lutte de classe dans les quartiers prend soudainement un caractère très concret. Par exemple, quand le pouvoir doit choisir entre soutenir un projet de condos ou de logements sociaux dans un quartier populaire. C'est présentement le cas dans les quartiers Hochelaga-Maisonneuve, dans la métropole, et Saint-Roch, dans la capitale. L'opposition fondamentale entre les intérêts des classes populaires et de la petite bourgeoisie aura rarement été aussi manifeste.


Une école à vendre dans Saint-Roch

Dans Saint-Roch, à Québec, tout commence par une école à vendre. La commission scolaire décide d'aller en appel d'offre. Deux promoteurs se montrent particulièrement intéressés: le groupe Intramuros et la Coopérative d'habitation Maison d'Oz, implantée à deux pas depuis près de 20 ans. La différence entre les deux projets est de taille. Intramuros veut recycler l'école en installant de chics commerces au sous-sol et au rez-de-chaussé et des condos à l'étage. Six grands condos de luxe pour être plus précis. La coopérative, elle, souhaite installer 23 logements abordables pour les familles pauvres du quartier.

À priori, surtout en pleine crise du logement et dans un quartier où les logements abordables sont de plus en plus rares (ce n'est vraiment pas le premier projet de condos dans le coin!), le choix est simple. Sauf pour un commissaire sans conscience sociale. Le problème, c'est qu'Intramuros offre 505 000$ pour la bâtisse, 205 000$ de plus que la coopérative. "Notre intention de départ était de vendre à la Maison d'Oz, dit Jean-Pierre Blanchet, directeur des ressources matérielles à la commission scolaire. Mais quand on va en appel d'offres public, il faut respecter notre réglement et accepter l'offre du plus haut soumissionnaire."

À la faveur d'une conjoncture un peu particulière*, la Fédération des coopératives d'habitation de Québec (la FÉCHAQ) a décidé de faire du cas un symbole et d'enclencher une "lutte". La fédé, qui est bien ploguée dans les réseaux de pouvoir locaux, a réussi à mettre la Ville de son côté. Cette dernière a offert d'acheter directement la bâtisse à la commission scolaire, quitte à accoter l'offre d'Intramuros. C'est déjà assez insultant que les résidentEs du quartier soient obligéEs de payer la bâtisse deux fois (une première fois avec leurs taxes scolaires, une deuxième avec les taxes municipales) mais, en plus, les commissaires refusent de céder pour d'obscures raisons légales (que contestent les avocats de la Ville).

Il ne reste plus à la FÉCHAQ qu'à se tourner vers le Ministre de l'éducation qui doit entériner la transaction et a le pouvoir discrétionnaire nécessaire pour imposer l'acheteur de son choix. Le problème c'est que les plogues de la fédération ne sont plus d'aucune utilité depuis un certain 14 avril. À quoi ça sert en effet d'avoir l'appui d'un Maire bleu quand le Ministre à convaincre est rouge? Il manque un ingrédient important au projet de coop: un appui populaire se traduisant par une pression de la rue. Le mieux que la fédé a trouvé pour mobiliser ses troupes --quelques dizaines de personnes-- fut une journée "fierté-coop" qui ressemblait plus à une fête qu'à une manif. "On peut bien gueuler aussi fort qu'on veut en conférence de presse, explique un permanent de la FÉCHAQ, ça ne donne rien si on ne mobilise pas : le Ministre ne nous retourne même pas nos appels." Cul-de-sac d'une option stratégique basée sur la concertation et les copinages politiques...


Des condos dans Hochelaga?

Le contraste est frappant avec le cas du projet de "développement" de Place Valois, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal. À la fin août, une centaine de locataires ont manifesté avec la ferme intention d'occuper la place pendant un petit bout de temps. Ils et elles se sont fait virer par la police, mais le Comité BAILS**, qui en a fait son principal cheval de bataille dans l'agitation locale en faveur du logement social, n'a pas l'intention de lâcher le morceau.

C'est que l'occasion est trop belle. Les promoteurs veulent certes installer une Maison de la culture sur les lieux, ce à quoi applaudit le Comité, mais également des petits commerces et cafés, genre bistros branchés, et des condos. "Des condos dans Hochelaga-Maisonneuve, en pleine crise du logement, ça n'a tout simplement pas sa place, estime le Comité BAILS, la venue de petits bistros et de commerces plus chics n'est pas dangereuse en soi, mais ça le devient quand c'est jumelé à la venue de condos ou de logements plus luxueux." Les militantEs craignent, avec raison, une pression à la hausse sur les loyers des alentours et la fermeture des petits commerces locaux désservant les classes populaires, comme ça arrive dans tous les quartiers en gentrification (Saint-Roch, par exemple). Franchement campé dans le domaine de l'agitation, pour l'instant, le Comité BAILS revendique carrément des HLM à la place des condos, même s'il ne s'en fait plus depuis 1994. Irréaliste? Peut-être pas tant que ça, après tout le Comité a gagné une centaine d'unités de logement social suite à l'occupation, en mai 2002, des terrains de l'ex-usine Lavo.

Gentrification: l'inévitable et le combat

Le phénomène de la gentrification dans les quartiers, qui aboutit concrètement à la déportation d'une classe populaire au profit de nouveaux et nouvelles arrivantEs beaucoup plus fortunéEs, est difficile à analyser et, surtout, à contrer. C'est qu'il ne s'agit pas tant d'un complot --lire d'une stratégie assumée consciemment-- que du résultat normal de certains mécanismes du marché de l'habitation. L'élément de départ, c'est quand des gens qui ont grosso-modo les mêmes revenus que la population d'origine d'un milieu populaire, mais qui ne partagent pas leur culture, commencent à aménager en nombre grandissant dans un quartier. En général, le premier contingent de la gentrification est composé d'étudiantEs et d'artistes. Ces gens-là font en quelque sorte office d'avant-garde et sont d'habitude suivis par d'autres personnes, un peu plus en moyen mais pas radicalement plus que la population d'origine, qui refusent le trip de banlieue, veulent vivre en ville, mais ne peuvent s'acheter une maison que dans un quartier populaire (des profs, des fonctionnaires, des cols-blancs, etc.). À cette étape-ci, le phénomène peut encore être perçu comme positif; il y a des rénovations, le quartier "s'embellit", de nouveaux commerces apparaissent. Mais c'est également ici que ça se gâte : de plus en plus de gens sont attirés par le quartier, les spéculateurs et les banques s'en mêlent. Quand les pouvoirs publics lancent les grands travaux de "revitalisation" et que le phénomène devient visible à l'oeil nu, il est malheureusement trop tard. Les comptes de taxes, la valeur des propriétés et les loyers augmentent. Les vieux commerces locaux ferment un à un (parce qu'ils ont moins de clientEs, qu'ils ne peuvent faire face à la concurrence, que leurs frais --loyers, taxes-- augmentent, etc.). Et c'est finalement l'assaut final : les nouveaux propriétaires, de plus en plus nombreux, lancent un mouvement de "reprises de propriété" et de "rénovations majeures" pour se débarrasser des derniers locataires d'origine (et augmenter radicalement les loyers après rénovations). Le plus con c'est que rendu là, les forces à l'avant-garde du processus --les étudiantEs, les artistes, les premiers rénovateurs-- se font elles aussi buter dehors du quartier, pour aller recommencer ailleurs (après le Plateau, Rosemont; après Saint-Roch, Limoilou)...

Les batailles à mener contre la gentrification ne sont pas évidentes. C'est sûr que se battre pour qu'il y ait des logements sociaux dans les "grands projets de développement" peut être séduisant, mais n'est-ce pas, en quelque part, un combat d'arrière-garde? On peut se demander s'il est vraiment utile de créer des "îlots populaires" dans un quartier conquis et franchement gentrifié. En effet, la qualité de vie ne se résume pas à un logement décent et abordable, même si c'est très important. À quoi ça sert d'avoir un loyer pas cher si on ne se reconnaît plus dans le quartier, s'il n'y a plus de commerces abordables aux alentours, s'il n'y a plus de ressources communautaires? Non, la vraie bataille est ailleurs et doit se mener avant que le processus de gentrification ne soit enclenché.. C'est en fait une question de pouvoir populaire et de contrôle d'une classe sur son environnement. Tant que nous sommes simplement locataires et consommateurs, nous sommes à la merci des développeurs, des propriétaires et des commerçantEs, bref d'une autre classe. En rénovant et en retapant nous-mêmes les taudis et les usines abandonnées, en en prenant le contrôle par des projets de coopératives et de logements sociaux, nous coupons l'herbe sous le pied des gentrificateurs. La même chose vaut pour les commerces : pourquoi ne pas favoriser là aussi le principe coopératif? En habitant et en contrôlant nos quartiers, en imposant nos besoins et nos intérêts à ceux des autres classes, nous ferons peut-être échec à la gentrification... jusqu'à la révolution (faut ben rêver!).

*Des membres de la FÉCHAQ n'ont toujours pas digéré l'attitude de leur fédération dans le dossier du squat de la Chevrotière, ce qui a mené à des luttes internes débouchant sur des mandats de mobilisation.

**Comité de base pour l'action et l'information sur le logement social

[Depuis l'écriture de ce texte, le ministre de l'éducation a tranché en faveur du promoteur de condos au détriment de la coopérative dans Saint-Roch.]

(publié pour la première fois dans le journal Le Trouble (octobre 2003)

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