3- une tendance diffuse (1910-1920)
L'avant-guerre
Avant que n'éclate          le premier conflit mondial, le mouvement révolutionnaire au Québec          est largement dominé par le Parti Socialiste du Canada. Le principal          porte-parole de ce groupe, le sténographe Albert Saint-Martin,          est un marxiste anti-autoritaire bien connu du grand publie. Ses idées          se rapprochent à l'occasion des thèses libertaires, tout          comme certaines des revendications du PSC, comme en témoigne le          programme du parti en 1911 :
       1. Abolir la propriété privée des moyens de se procurer          la nourriture, les vêtements et le logement.
       2. Rendre propriétés collectives le sol, les chemins de          fer, les services publics, les usines, les mines et les inventions.
       3. Assurer la gestion et l'organisation démocratique de l'industrie          par le peuple, pou le peuple.
       4. Produire les nécessités de la vie pour leur usage plutôt          que pour le profit.
       5. Voir à ce que chacun possède le droit de travaille et          de gagner sa vie.
       6. Voir à ce que personne, à l'exception des enfants et          des malades, ne puissent vivre aux dépends des autres (1).
     
       Si les pratiques quotidiennes du PSC s'éloignent très souvent          de l'anarchisme, celles de Saint-Martin sont netterrent plus originales.          En 1910, Saint Martin fait partie d'un groupe qui décide d'acheter          des terres agricoles au Lac des Écorces, non-loin de Mont-Laurier.          Avec quelques immigrants français, il s'établira pendant          la guerre, fondant un "milieu libre" en pleine campagne québécoise          sous la forme d'une feinte collective, autogérée.
Au même moment, quelques          cercles libertaires sont actifs à Montréal. L'un d'eux est en lien avec l'anarchiste-individualiste français          Émile Armand, l'éditeur de la revue l'En Dehors. Dans leur          correspondance, datée de 1914, voici comment ils décrivent          Saint Martin et leurs rapports avec lui :         "A Montréal, nous sommes un demi-quarteron d'Européens          encore mi peu fougueux et idéalistes, nous nous chamaillons avec          les socialos d'ici. Leur chef est un canadien du nom de St-Martin, sténographe          à la cour. C'est un homme actif et courageux qui a conquis le droit          à la parole sur les places et fait beaucoup de propagande, Mais          il est obtus soir bien des questions, C'est un causeur à la canadienne          des plus amusants, se mettant ou étant As portée de la mentalité          d'ici. Pas de question intellectuelle, tout est réduit à          la tyrannie économique" (2)
Les "questions intellectuelles" dont parle l'auteur de cette lettre semblent occuper me place centrale dans les activités des libertaires montréalais. En 1910, le journal catholique intégriste La Vérité signale la fondation un an plus tôt du cercle de libre pensée Alpha Omega, formé écrit-il, de "socialistes à allures d'anarchistes, de révolutionnaires et de toute me bande de sectaires enragés". Il a été créé le 5 février 1909 par des membres de la loge l'émancipation. Sa bibliothèque, qui sera enrichie au fil des ans, contient bon nombre de livres d'auteurs libertaires. Outre Élisée Reclus, on retrouve des oeuvres d'Octave Mirbeau, Jean-Marie Guyau et Jean Richepin. Plusieurs des membres du cercle s'expriment dans les pages d'un hebdomadaire montréalais, le journal Le Pays. Semaine après semaine, ses pages débordent de critiques à l'égard du clergé et des élites qui soutiennent son emprise sur la population. Le Pays prend publiquement la défense de Francisco Ferrer, le pédagogue anarchiste espagnol fusillé par les forces réactionnaires à l'issue crime insurrection avortée à Barcelone.
Deux ans plus tard, suite à une cabale montée par l'église contre ses membres, le cercle Alpha Omega est officiellement dissous. En fait, cette disparition est de courte durée ; la même aimé e, on assiste à la création de l'Institut du Canada. Celui-ci a pour objectif l'avancement de la libre-pensée, de l'humanisme radical et de la solidarité humaine pu la diffusion d'idées rationalistes et égalitaires. Dans le contexte québécois, celles-ci ont un contenu assez radical ! Toutefois, ni le cercle Alpha Omega, ni l'Institut du Canada ne forment des groupes spécifiquement anarchistes : on retrouve car leu sein plusieurs tendances politiques assez contradictoires, souvent plus libérales que libertaires.
Des anarchistes suivent à la même époque une trajectoire similaire. Dans la communauté juive, le système éducatif est entièrement contrôle par un courant politique qui progressivement arrive à marginaliser tous les autres : les travaillistes-sionistes du forces armées. A l'occasion, leur colère s'exprime avec violence, créant un climat de tension particulièrement intense aux quatre coins de la province. A Montréal, en 1917, des dynamiteros font sauter la résidence d'un farouche partisan de la conscription tandis qu'à travers le Québec, des manifestations anti-impérialistes ponctuent les dernières années de la guerre.
A la fin mars 1918, la ville de Québec est secouée par une violente émeute qui oppose pendant quatre jours et trois nuits des milliers d'anti-conscriptionnistes aux autorités civiles, religieuses et militaires. Suite à l'arrestation par la police d'un jeune conscrit (Joseph Mercier), des manifestants brûlent les bureaux de la Royal Canadian Mounted Police et de deux Journaux pro-enrôlement. Après une nuit " orageuse ", les émeutiers investissent les bureaux d'inscription militaire et brûlent les documents qu'ils trouvent sur place, Malgré l'arrivée dm bataillon venu de Toronto, la population n'en démord pas, préférant s'amer pou faire face à la cavalerie qui charge sur elle. C'est à grand renfort de mitrailleuses que se réglera le soulèvement populaire, faisant 4 morts, 75 blessés (dont 35 militaires et une soixantaine d'arrestations. Au total, plus de 1200 soldats prirent part à la contre-insurrection, faisant de cette opération militaire la troisième plus importante sur le sol québécois après la crise d'Oka et celle d'Octobre '70
Un syndicalisme de combat
         L'après-guerre est marquée par une radicalisation croissante          des revendications de la classe ouvrière partout au Canada. La          crise de la conscription, que nous venons d'évoquer, a contribué          à discréditer non seulement le gouvernement canadien, mais          également les directions syndicales empêtrées dans          leurs propres contradictions face à la guerre. Cette insatisfaction          mènera des milliers de travailleurs-euses à remettre en          cause les fondements mêmes du système capitaliste et du syndicalisme          d'affaire pratiqué notamment par le Conseil des Métiers          et du Travail du Canada (CMTC). La r évolution d'octobre en Russie          donne de l'espoir à des milliers de travailleurs québécois          et canadiens. De plus en plus de militantes et de militants songent à          la création d'une organisation syndicale plus combative regroupant          tous les travailleurs-euses sur une base industrielle, Ce dé sir          est d'autant plus urgent que le gouvernement canadien interdit, le 30          septembre 1918, 17 organisations syndicales et politiques, au nombre desquelles          figure l'IWW (Industrial Workers of the World le plus important syndicat          révolutionnaire), la "Russian Workers Union" (syndicat          anarchiste regroupant 10 000 ouvriers-ouvrières au Canada et aux          États-Unis) et tout autre groupe se présentant comme "anarchiste"          ou "socialiste".
Cette vague de répression intervient au moment même où deux contingents de soldats canadiens débarquent en Russie pour venir en aide aux forces contre-révolutionnaires. La lutte contre le "poison bolchevique et anarchiste" est bel et bien devenue une priorité nationale !
Toutes ces mesures ne parviennent          pas à freiner l'élan du mouvement ouvrier révolutionnaire.          Réunis à Calgary les 13 et 14 mars 1919, plusieurs centaines          de délègues décident de tenir un référendum          pan-canadien pour créer une nouvelle organisation syndicale : la          One Big Union (OBU). Le préambule de l'organisation est cependant          adopté par les personnes présentes. Il ressemble à          s'y méprendre à celui de l'IWW, bien qu'il s'agisse d'organisations          distinctes et parfois concurrentes sur le terrain. Tout comme l'IWW, l'OBU          inscrit dans sa constitution le caractère permanent de la lutte          des classes et son intention de renverser le système capitaliste          à travers la ré-appropriation des moyens de production par          la classe ouvrière.
Le 1er mai 1919, la manifestation commémorant la fête internationale des travailleurs-euses est un franc succès à Montréal. Parmi les 5000 manifestant-es (dont plus de 2000 sans-emplois), on voit apparaître de nombreuses pancartes réclamant "Une seule union". Deux semaines plus tard, l'un des plus importants conflits politiques de la décennie éclate à Winipeg. Une grève générale secoue la capitale manitobaine du 15 mai au 1er juillet. Pendant six semaines, les travailleurs-euses prennent littéralement le contrôle de la ville, de l'approvisionnement en nourriture jusqu'à la sécurité publique. Si l'OBU n'est pas à l'origine de ce gigantesque débrayage, ses militant-es l'ont fermement appuyé pendant toute sa durée.
La grève générale          de Winnipeg a des échos au Québec, entraînant une          vague de débrayages spontanées de 1919 à 1920. A          Montréal, de mai à juillet 1919, 22 000 travailleurs-euses          firent la grève, essentiellement dans l'industrie lourde et les          chantiers navals. Les directions syndicales sont dépassées          par leur base, les travailleurs-euses formant des Comités de grève          autonomes pour diriger la lutte. Deux syndicats affiliés au Conseil          des Métiers et du Travail du Canada, le syndicat des machinistes          et celui des ingénieurs, vont même jusqu'à proposer          la tenue d'une grève générale en solidarité          avec les insurgés de Winnipeg. Seuls les ouvriers de la Canadian          Vickers emboîteront le pas. Malgré l'échec de cette          stratégie, les deux syndicats inviteront à Montré          al le leader ouvrier manitobain R.J Johns lors d'un grand rassemblement          à la lut du mois de mai. La direction canadienne et américaine          des unions internationales est inquiète de tout ce "désordre"          ; elle y voit le signe de "comportements anarchiques qui risquent          de compromettre l'existence même du syndicalisme" (6).
Malgré l'échec de la grève de Winnipeg et un certain nombre de défaites à Montréal, 1'OBU réussit me modeste percée au Québec dans certains secteurs d'activité industrielle (tanneries, transports, bois d'œuvre, etc.)
Au cours de l'été          1919, un conseil industriel de l'OBU est créé à Montréal          malgré les efforts du tout-puissant Conseil des Métiers          et du Travail de Montréal (trade-unioniste) et du Parti Ouvrier          (travailliste) pour contrecarrer ses efforts. Bien qu'affiliée          au CMTC l'Union des machinistes, représentés par le wobblie          (7) Jack Kerrigan, participera tout de même à ses activités.          En 1920, l'OBU compte deux sections à Montréal, la General          Workers Unit of Montreal et la "Metal Trade unit", regroupant          chacune plus de cinq cents membres. Ses principaux bastions se situent          dans les usines du Canadien National et dans les shops Angus, où          les ouvriers votent en masse pour l'adhésion à la One Big          Union.
         L'OBU publie également un journal d'agitation bilingue (Le Travailleur          - The Worker) destiné principalement aux travailleurs; forestiers          du Québec et de l'Ontario. Le contenu du bulletin bi-hebdomadaire          de "l'Union industrielle des campeurs et des producteurs de bois          de la Grande Union" nous permet de voir l'étendue du travail          d'éducation syndicale et politique réalisé par l'OBU.          Des rapports sur l'insalubrité des camps de travail côtoient          les nouvelles venant de Russie et les appels à la révolution          sociale ou à l'unité ouvrière :         " Il faut ( ... ) que les travailleurs de l'Amérique préparent          immédiatement leu propre affranchissement. Par quels moyens ? En          se groupant dans l'union industrielle, basée sur la lutte de classe,          Il faut bien se pénétrer de l'idée qu'il existe une          lutte à mort entre le capital et le travail. On n'associe pas le          loup et l'agneau, l'exploiteur et l'exploite, le voleur et le volé.          L'émancipation des travailleurs ses l'œuvre des travailleurs          eux-mêmes et d'eux seuls. Les ouvriers ne doivent jamais oublier          cela " (7).
       Mis à part ces quelques faits d'amies, les activités de          1'0BU au Québec n'auront pas le succès escompté,          Peu à peu, les syndicats de métiers reprennent la terrain          perdu et l'OBU perd pied au Québec. Néanmoins, l'organisation          revendique au mois de janvier 1920 près de 50 000 membres à          travers le Canada, le plus haut niveau de toute son histoire.
Conclusion
       Comme nous venons de le voir, les idées anarchistes ont connu un          développement plutôt erratique pu rapport à la période          1900-1910. Entre les libre-penseurs du Cercle Alpha Oméga et les          lutte-de-classistes de la One Big Union, il existe un fossé difficile          a combler. La révolution d'octobre accentuera la division entre          les idées anarchistes et les révolutionnaires actifs au          sein du mouvement ouvrier. Nombreux seront les syndicalistes révolutionnaires          à rejoindre les rangs des partis communistes. Ainsi, bon nombre          de militants anarcho-communistes, membres de la Russian Workers Union,          feront partie de la première mouture du Parti Communiste canadien,          créé en 1919. Proches des conseillistes allemands et Hollandais,          les membres du provisional Council of Workers and soldiers deputies (nom          d'emprunt du PC) seront pourchassés par le gouvernement canadien          avant d'être condamnés par les tenants de l'orthodoxie léniniste          (8).
D'autres anarchistes refuseront de franchir le pont. Celles et ceux qui resteront fidèles à l'esprit libertaire se retrouveront majoritairement dans le courant anarchiste-individualiste. Ces derniers se préoccuperont davantage de la lutte anti-cléricale que des conflits entre les classes sociales. Heureusement quelques transfuges du Parti Communiste (Albert Saint Martin) et des anarchistes de passage à Montréal (Emma Goldman et Rosse Pessota) donneront un second souffle aux idées libertaires.
(publié pour la première fois dans le numéro 3 de Ruptures (mars 2003))
 
 
 
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