mercredi 16 septembre 2009
À signaler: Entretien sur l'éducation
[Un entretien accordé par Normand Baillargeon à la CNT, France]
1) On te connait pour tes livres, comme Petit cours d'autodéfense intellectuelle ou L'ordre moins le pouvoir : Histoire et actualité de l'anarchisme. Professionnellement, tu es enseignant en sciences de l'éducation. Peux-tu commencer par nous parler des critères qui, selon toi, caractérisent une éducation émancipatrice ?
Pour répondre, même superficiellement, à cette vaste et difficile question, il faut selon moi soigneusement distinguer entre une éducation émancipatrice dans un monde qui serait relativement sain et une éducation émancipatrice dans ce monde-ci, le nôtre, qui, hélas, est bien loin de l’être.
Dans une société qui serait relativement saine, l’éducation devrait assurer l’autonomie de la personne en lui permettant de faire un tour d’horizon le plus large possible des formes de savoir et de l’expérience accumulées par l’humanité, dans tous les cas en ce qu’elles ont de meilleur. Elle devrait aussi préparer à prendre part activement, lucidement et sur une base égalitaire à la vie politique et économique de cette société.
Dans des sociétés comme les nôtres en sont, c’est-à-dire profondément inégalitaires et constituées d’institutions qui, bien souvent, incarnent des valeurs et sanctionnent positivement des comportements qui vont littéralement à l’encontre de ce que serait une éducation dans une société saine, nous devons, je pense, nous efforcer d’incarner au mieux les idéaux que j’ai rappelés, même si bien des obstacles redoutables se dressent contre eux.
C’est ainsi que contre cet idéal d’un large tour d’horizon des savoirs et de l’expérience humaine se dresse l’obstacle de l’instrumentalisation des savoirs, tout particulièrement au profit d’intérêts économiques, ainsi que diverses tendances endoctrinaires; que contre l’idéal d’une réelle participation sociale et politique se dressent des pratiques pédagogiques qui engendrent des spectateurs ou des personnes qui ignorent ou méconnaissent la nature réelle des institutions au sein desquelles elles vivent; encore ainsi que contre l’idéal d’égalité se dressent de formidables inégalités économiques qui placent certains enfants dans des circonstances qui pèsent très lourd sur leurs parcours scolaires et sur leurs vies, au point d’en faire presque un destin; c’est enfin ainsi que contre la participation lucide et volontaire à la vie économique se dressent l’esclavage salarial et la condamnation à oeuvrer comme simple exécutant au sein de ces tyrannies privées que sont typiquement les entreprises.
Maintenir vivant, au sein de notre monde et dans toutes les composantes que j’en donnais plus haut, cet idéal d’une éducation émancipatrice n’est pas une mince tâche : mais elle est primordiale. Elle exige d’abord de ne pas tomber dans le cynisme ou le désespoir. Mais elle exige plus encore. En effet, en ce moment historique où la culture et le savoir sont, et parfois avec raison, tenus en haute suspicion, elle nous demande d’avoir la sagesse de distinguer ce qui, ayant valeur émancipatrice, mérite d’être transmis à tous les enfants, avant de prendre les moyens les plus appropriés pour ce faire.
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