Voici le texte de la présentation que j'ai fait hier aux mardis de l’anarchie où je participais à un panel. La commande était de parler de ma vision subjective de l'anarchisme et de ce qui m'attire et m'inspire le plus dans les idées et valeurs libertaires.
Au commencement, il y eu la révolte. Adolescent, j'étais un révolté. Je ne sais pas pour vous, mais moi, à 16 ans, je vivais la société comme un vaste complexe carcéral totalitaire. L'autorité arbitraire des adultes, leur pouvoir démesuré sur ma vie et celle de mes semblables, me révoltait. Moi qui n'acceptais pas de jouer le jeu, d'être un bon élève tranquille et sans histoire, j'aurais dû vivre mon adolescence et mes expériences dans la clandestinité?... Beaucoup l'ont fait, mais j'ai choisi un autre chemin. À la place je me révoltais, je provoquais et je confrontais directement l'autorité et les innombrables injustices. Je le faisais jusque dans mon style vestimentaire et dans la musique punk que j'écoutais à tue tête. J'organisais avec mes amis des chahuts dès que je pouvais et quelques débrayages mémorables (conscient, dans le temps de la première guerre en Irak, ou non, simplement en tirant la sonnette d'alarme ou en faisant un appel à la bombe s'il faisait un peu trop beau sur l'heure du midi).
J'ai découvert l'anarchisme dans les paroles de la musique que j'écoutais et dans des livres que mon libraire de beau-père me mettait entre les mains en me disant qu'il fallait au moins que je sache de quoi je parlais. L'anarchisme mettait des mots sur mon senti --des mots que je ne comprenais pas toujours très bien, d'ailleurs-- et me semblait être la critique ultime: plus de riches, plus de travail, plus de gouvernement, plus d'autorité, plus rien. Juste nous autres. On détruit tout et on recommence. Du passé, faisons table rase. L'anarchisme était donc la formulation politique de ma révolte.
J'ai longtemps cru que l'essentiel était de fomenter la rébellion, de cultiver l'esprit de révolte. Qu'il fallait poser des gestes, montrer l'exemple, créer des situations, passer à l'action. L'émeute me semblait le summum du geste anarchiste. Une répétition générale, une pratique pour l'insurrection à venir. La violence de masse, voilà ce qu'il fallait encourager et glorifier. S'il fallait s'organiser c'était pour des tâches concrètes et immédiates: sortir un journal, faire une action, organiser un concert. Le reste suivrait naturellement.
L'expérience m'a amené à changer progressivement de perspective. Un jour j'ai compris que pour qu'elle dure et laisse des traces, pour qu'elle soit productive donc, il fallait aussi organiser la révolte et la transformer en contre-institution. Et c'est à partir de ce moment que je me suis attardé à l'autre versant des théories anarchistes: le côté constructif. Non seulement l'anarchisme avait théorisé la révolte, mais il avait aussi beaucoup à dire sur la trahison de la révolte et sur quelques moyens d'y remédier. On peut penser entre autres à l'autogestion, à l'action directe, aux assemblées générales et au fédéralisme. Autant de moyens pour que les révoltés gardent au moins le contrôle sur leur révolte.
C'est ce que nous avons essayé de faire en 1996 avec la grève générale. Nous croyions que nous arriverions à contourner les mini-bureaucraties du mouvement étudiant en faisant directement appel à la masse. Et nous avons réussi. Mais ça n'a empêché ni la trahison, ni la récupération. Nous n'avions pas réussi à nous imposer auprès du gouvernement qui avait beau jeu de dire qu'il refusait de négocier avec des fantômes.
À l'époque, je croyais qu'il s'agissait de nier le pouvoir pour le désarmer. Si seulement les gens pouvaient arrêter de coopérer, tout serait tellement plus simple. Dans une perspective révolutionnaire, on peut croire qu'en niant le pouvoir et en s'organisant sur d'autres bases, on peu rendre l'État caduc. Ce n'est pourtant pas si simple. Le pouvoir peut être déstabilisé un temps par l'ampleur d'un mouvement de révolte mais s'il n'est pas activement démantelé et remplacé par autre chose, il se réorganisera et reprendra l'offensive. Une situation de double pouvoir ne dure jamais longtemps. Et puis, ça ne dit rien de ce qu'on fait de nos révoltes lorsqu'elles ne se rendent pas jusqu'à l'étape de la révolution (ce qui est tout de même la majorité des cas!). Est-ce que l'on se bat seulement pour la beauté du geste, quitte à être d'éternels cocus?
Nan... «Fight to win» comme disait l'OCAP. Tant qu'à se battre, aussi bien le faire pour gagner. Peu d'anarchistes se sont penchés sur la question du pouvoir. Il y a pourtant une minorité de libertaires qui ont tenté de dépasser la célèbre phrase de Louise Michel («Le pouvoir est maudit, voilà pourquoi je suis anarchiste»). Vous ne serez pas surpris d'apprendre que ce sont en général des gens qui ont touché de très près leur idéal mais qui ont été vaincus à la fin. Ces libertaires ce sont les russes de Dielo Trouda et les espagnols des Amigos de Durruti. Il y en a d'autres mais on va s'en tenir à ceux-là pour l'instant. Ce que ces anarchistes-là ont à nous dire est très simple mais pourtant très important: les révolutionnaires anarchistes doivent assumer leurs responsabilités sinon d'autres vont le faire à leur place. Premièrement, il faut s'organiser parce que les autoritaires ne nous ferons pas de cadeaux. Deuxièmement, il faut activement détruire le pouvoir bourgeois et, troisièmement, il faut organiser un contre-pouvoir populaire qui repose sur les principes de l'anarchisme constructif dont je parlais tantôt. Il ne faut pas juste en parler, le suggérer, il faut le faire.
Reste la question de le faire avec qui. Quel agent de transformation sociale? Au début de mon cheminement, j’étais plutôt élitiste. Il y avait ceux et celles qui avaient compris et les autres. L’agent de changement principal c’était la contre-culture. Puis, par extension et à force de lecture, je suis passé au lumpen. Les pauvres, les exclus, les classes populaires au sens le plus étroit du terme. Des gens comme moi qui n’avaient rien d’autres à perdre que leurs chaînes. La richesse, ou plutôt le simple confort matériel, me semblait hautement douteux. Puis, avec le temps j’en suis venu à une conception lutte de classiste assez classique opposant le peuple à la classe dirigeante. Curieusement, c’est dans le mouvement étudiant que j’en suis venu là. Si ceux et celles que les militants appelaient avec passablement de mépris «l’étudiant moyen» avaient pu se soulever et faire grève –même si, dans certains cas, c’était pour aller faire du ski—alors tout était possible. Et effectivement, toute sorte de gens se mettent en lutte pour toute sorte de raison et dans toute sorte de condition. Ce qui compte au final c’est le caractère social et de masse de la lutte, basé sur un rapport de force réel.
Aujourd'hui, l'anarchisme est pour moi une façon d'appréhender le monde, une façon de «lire» la société, bref une grille d'analyse. S'il y a un accent mis sur le matérialisme, l'exploitation et les classes sociales, ce qui différentie l'anarchisme du reste de la gauche c'est l'attention égale portée aux rapports de domination, la sensibilité antiautoritaire et le respect de l'individu et de son autonomie. Tous ces aspects se trouvent au cœur du projet libertaire. Cette grille d'analyse, qui est essentiellement une critique de la société en regard des rapports d'exploitation et de domination, se traduit en un programme. Réduit à sa plus simple expression, le programme anarchiste veut l'abolition du capitalisme, de l'État, du patriarcat et de tous les autres rapports de domination afin de construire une société égalitaire, libertaire et fédéraliste, reposant sur l'autogestion généralisée et la démocratie directe. Le versant constructif de l'anarchisme est non seulement un but mais une méthode de lutte, applicable ici et maintenant. L'anarchisme c'est le pont entre la révolte et la révolution, une voie vers le changement social. Ce n’est pas la simple négation du pouvoir mais un nouveau rapport dialectique au pouvoir. Un rapport de force permanent que est l’expression d’un pouvoir collectif qui repose sur la capacité d’agir et de faire de chacun et chacune d’entre-nous.
Mon anarchisme n'est pas une simple philosophie, une idéologie, une morale ou un style de vie. Mes convictions commandent d'agir, de militer pour changer le monde. Je le fais sur au moins trois plans. J'essaie autant que possible de vivre en accord avec mon idéal, quitte à assumer certaines contradictions. Je milite également dans ma communauté pour augmenter le rapport de force populaire face aux différents pouvoirs. Ça se fait essentiellement dans les mouvements communautaires et coopératifs en tentant de développer une pratique libertaire de masse. Ça se fait finalement au plan politique par ma participation au Collectif anarchiste La Nuit et à l'UCL. L'objectif de notre activité est d'assurer une présence politique sur la ville et de développer un pôle libertaire dans les mouvements sociaux. Notre activité va de la diffusion des idées libertaires par tous les moyens possibles, au soutien aux luttes sociales, en passant par l'organisation d'actions directes. Cet automne, par exemple, on va entamer notre troisième année sur les ondes de CKIA et sur le web avec Voix de faits; on a l'intention d'intervenir activement pendant la campagne électorale pour dénoncer le populisme de droite et l'à plat ventrisme des élus devant les promoteurs; on va aussi accueillir un anarchiste argentin qui va nous parler de leur expérience de travail en temps de crise; on va contester la rue aux pro-vies; on va travailler sur un nouveau manifeste, etc. Il y a encore beaucoup de pain sur la planche pour construire une gauche libertaire capable de faire bouger les choses à Québec. Je vous invite à y apporter votre contribution, que ce soit au Collectif et à l'UCL ou ailleurs. Il est plus que temps de politiser notre révolte et de passer à l'étape suivante.
2 commentaires:
Très intéressant - mais pour moi cette attitude plus nuancé envers la question du pouvoir emmène d'autres questions au sujet de l'état, et du spécificité de l'anarchisme. I.e. comment est-ce qu'on différencie entre les contre-institutions de contre-pouvoir qui ne démantèle pas, mais qui remplace le pouvoir, et la conception du dictature du prolétariat (giving it the benefit of the doubt).
Si on leur donne le bénéfice du doute, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il s'agit d'un très mauvais choix de mots!
Pour moi, l'État est une forme d'organisation du pouvoir politique qui a la particularité de se situer à la fois en dehors et au dessus de la société. C'est une institution hiérarchique et autoritaire qui, par définition, ne peut pas être réellement démocratique.
Si tu permets, je vais y aller d'un exemple très concret et terre-à-terre pour illustrer ce que je perçois comme différences possibles entre le statu quo, la dictature du prolétariat et le projet libertaire.
Dans le quartier ou je travaille les gens se sont mobilisé pour un projet de rue partagée. Le projet en soit n'a pas vraiment d'importance sinon en ce qu'il est issu d'une mobilisation populaire locale. De toute façon, il s'inscrit dans une dynamique où la rue devra être refaite any way. Donc, tant qu'à la refaire...
Alors voilà, les gens se sont mobilisés, ont élaboré le projet. Ils l'ont présentés à tout plein d'instances de la municipalité. Après bien des pressions et bien des alléas, la Ville a retenu le concept. Sauf que bon, premier problème, elle a engagé une architecte-urbaniste pour revoir le projet en ne donnant aux résidents d'un rôle purement consultatif (alors que le projet émane d'eux!). En plus, on les consulte toujours en dernier, après que tous les services et les élus aient donner leur aval. Maintenant, le projet est dans la machine, on en est rendu à l'étape de la consultation finale. Manque de bol, un directeur d'un service quelconque a changé et le nouveau venu décide d'autorité de canceller les consultations (à trois jours d'avis!) pour réévaluer le tout. Les budgets sont votés et tout mais il décide quand même, tout seul, de rééchelonner tous les travaux sur cinq ans.
Voilà le statu quo. L'État est séparé du peuple qui en est réduit à «faire pression» pour obtenir ce qu'il veut.
Dans le cas de figure de la dictature du prolétariat, j'imagine que ça ne changerait pas grand chose. Le peuple, via ces conseils, pourrait donner des orientations mais il appartiendrait quand même à l'État et à sa floppée de directeurs de décider. Peut-être qu'il y aurait un peu moins de tensions au niveau des grandes orientations mais pas au niveau de l'opérationalisation.
Maintenant, la différence que je vois avec un projet libertaire c'est que le conseil de quartier serait décisionnel. Les budgets sont là, ils ont été réparti, etc. Ensuite, les gens réuni en conseil seraient les maîtres d'oeuvres des projets. Il n'y aurait plus cette relation malsaine à la limite infantilisante avec la bureaucratie. Les employés de la Commune de Québec seraient au service des résidents des quartiers. Et ce serait réellement les résidents qui décideraient, pas des bureaucrates ou des élus.
La marge est mince, j'en conviens. Ceci dit, le très distinctif, je crois, est double. Fédéralisme et décentralisation d'une part, autonomie et pouvoir populaire d'autre part.
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