mercredi 24 mars 2010

Malinovski à Québec

Texte repiqué du blogue La Commune de nos amis de Montréal...


J’ai toujours eu pour mon dire qu’on n’avait pas assez écrit sur le sommet des Amériques à Québec en 2001. En fait, c’est un peu la honte que, outre un documentaire de l’ONF, il n’y ait pas d’ouvrage sérieux publié au Québec sur la question. Je croyais que David Graeber, Direct Action, An Ethnography nous avait pris de vitesse sur notre propre terrain. Rassurez-vous, même s’il passe plus de 200 pages à nous faire un ethnographie du sommet des Amériques, ce n’est pas le cas.
Pour Graeber, cet événement est un prétexte pour parler de l’organisation des groupes libertaires. Nostalgiques du sommet des peuples ou de la CLAC/CASA tenez-vous le pour dit : vous aurez quelques bons moments, mais on ne vous offre pas 500 pages de photos souvenir. Ça n’enlève rien, au contraire, à la qualité du travail.

Sur le terrain
L’observation très participante que pratique Graeber a l’avantage de nous glisser tout près du sujet. On le suit, à travers ses notes, ses PV verbatim de plusieurs rencontres et ses carnets personnels, non seulement dans les événements entourant le sommets des Amériques, mais aussi dans plein d’autres réunions et actions militantes. Comme il l’annonce d’entrée de jeu, il ne s’agit pas d’un livre à thèse, mais bien d’un travail d’ethnographie comme le faisait Evans-Pritchard chez les Nuers ou Malinovski en Mélanésie. Le travail est essentiellement descriptif et l’appareillage théorique (dans lequel se croisent, entre autres, de Holloway, Castoriadis et Debord) est surtout utile pour tenter des explications a posteriori ou pour mieux faire saisir le point de vue étudié.

Cette technique audacieuse est appropriée. Pour la recherche universitaire, la terra quasi incognita que représente les organisations libertaires méritait bien une description de fond en comble : qu’on s’attarde en détail à la culture, aux prises de décisions collectives, aux actions et au rapport avec la police et les médias pose un cadre qui permettra de mieux étudier et de mieux comprendre cet univers militant.

Étonnamment, ce n’est pas sur les « actions directes » en tant que telle que Graeber est le plus intéressant. D’abord, les anars sont loin d’être les seuls à utiliser certaines de leurs méthodes (manif, piquets de grèves, etc.). Ensuite, Francis Dupuis-Déri avait déjà fait avancer le travail de réflexion sur une méthode qui leur est plus propre : le Black Block.

À l’opposé, le chapitre sur les processus démocratiques se révèle passionnant. Il s’agit à la fois d’une contribution fondamentale du mouvement libertaire à la gauche, mais aussi d’un travail de recherche rigoureux et original. On y démystifie certaines idées reçu sur le processus consensuel, mais on signale aussi ses limites et défis. Bien sûr, on peut parfois regretter une présentation un brin caricaturale des autres groupes de gauche (trots, léninistes, réfos, etc.). Est-ce la gauche étatsunienne qui est particulièrement sclérosée? Possible. Quoiqu’il en soit, Graeber nous dépeint avec rigueur le point de vue des anars et non la vérité sur ces autres groupes qualifiés de sectaires.

Il nous offre aussi une réflexion étendue sur le rapport entre activistes et médias. On commence par se taper la réflexion plutôt classique sur les médias de masse et la structure qui les force a offrir une couverture systématiquement désavantageuse des actions directes. Plus original, cependant, sont les exemples très précis de mensonges purs et simples de la part de journalistes. Non pas parce que leur boss leur a dit de mentir, mais simplement parce que c’est tellement plus simple à écrire et à comprendre quand on organise les faits de la bonne façon; même s’ils ne sont pas arrivés de la bonne façon. Alors que les flics provoquaient, c’est tellement coutumier de dire que c’était les anars qui fessaient comme des malades. Tout le monde comprend ça, non?

Faire le débat
Graeber met la table pour un débat plus vaste. D’accord, les libertaires ne se perdent pas dans les débats sectaires et théoriques vaseux et ne basent pas leur action sur une approche « idéaliste » du monde qui les feraient commencer « par en haut ». Néanmoins, quand ils s’entendent sur un objectifs commun pour leur groupe d’affinité (ou qu’ils en rediscutent) n’y-a-t’il pas là un lieu de débat théorique aussi crucial que pour n’importe quel autre groupe? Ne se peut-il pas qu’une mauvaise définition de départ des objectifs communs (ayant peut-être pour cause une absence de débat théorique développé) nuise à l’avancée des objectifs pratiques?
Dans la tension, très bien décrite par Graeber, entre action directe et représentation médiatique, comment peut-on parvenir à une conclusion claire? Bien sûr, on veut ce « nouveau monde construit dans la coquille du vieux », mais en même temps, quand l’espace public et la capacité de parler dans un lieu où être entendu de tous et toutes disparaît, comment croire sincèrement que de simples actions d’éclat sauront « contaminer » les gens autours?

Des ouvrages théoriques d’une telle qualité rappellent qu’il serait bon, un jour, de mettre sur pied un lieu de débat à gauche où l’on pourrait discuter sans tenter de recruter ou d’excommunier. La diversité des tactiques, au centre de la stratégie de Québec 2001, appelle peut-être à une concertation/débat dans un lieu de respect des choix stratégiques des autres où il serait possible de penser les coup un peu d’avance sans s’engueuler sur des questions de chapelles. Difficile de lire Graeber sans penser que le dialogue est possible.

SIMON TREMBLAY-PEPIN

GRAEBER, David, Direct Action, An Ethnography, Oakland : AK Press, 2009, 600 p.

+ce texte est tiré du journal Le Couac, mars 2010.

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