mardi 5 octobre 2010

[Histoire] Il y a 90 ans : Le fascisme met fin aux années rouges italiennes

Un texte extrait du numéro de septembre du mensuel Alternative libertaire

Quand, en septembre 1920, les plus grandes usines du nord de l’Italie sont occupées par des ouvriers et ouvrières en armes, une perspective révolutionnaire semble se dessiner après deux années de luttes intenses. La bourgeoisie a alors recours à un nouveau type de mouvement, le fascisme, pour mettre fin à ces « deux années rouges » (bienno rosso).


Ce premier bienno rosso, avant celui de 1968 et 1969, est le produit du massacre mondial, qui s’achève le 4 novembre 1918 pour l’Italie. Malgré une place parmi les puissances victorieuses, le pays est plongé dans une profonde crise sociale et politique, qui provoque l’irruption massive du prolétariat et de la paysannerie sur la scène politique. Comme dans les autres pays belligérants, le ralliement à la guerre d’une bonne partie du mouvement ouvrier [1], a poussé les classes populaires dans la « guerre patriotique » avec la promesse d’un avenir meilleur. Après avoir payé de son sang le prix fort pour cette guerre, la déception fut grande. Ces promesses ne furent tenues ni par la monarchie ni par la bourgeoisie, laquelle s’était énormément enrichie grâce à l’économie de guerre.

Le réveil de la lutte de classe

Le système industriel développé par la guerre ainsi que l’importante urbanisation des centres productifs du nord de l’Italie, a généré un prolétariat combatif et déterminé, qui a salué la Révolution des Soviets en Russie comme perspective pour l’Europe toute entière. En août 1917, à Turin, – grand centre de l’arsenal de guerre italien – des milliers de travailleurs et travailleuses descendent dans la rue pour exiger du pain et des aliments qui commencent à manquer et l’arrêt immédiat de la guerre. Cette insurrection antimilitariste turinoise est écrasée par l’armée royale. Le mouvement ouvrier laisse des dizaines de morts et de blessés et des centaines de travailleurs seront envoyés au front en représailles.

Dans tous les centres industriels du nord, le ferment révolutionnaire se référait à l’expérience soviétique. La victoire militaire désastreuse mettait en évidence la situation de la bourgeoisie, sortie du conflit militaire enrichie mais épouvantée par la lutte de classe qui se profilait et les révolutions russe et allemande. La monarchie était incapable d’affronter la transformation d’une économie de guerre, pas plus que de comprendre la situation déplorable de la grande masse des paysans qui réclamaient en vain une réforme agraire.

Alors que les ouvriers et ouvrières agricoles lancent des luttes pour améliorer leurs conditions de vie, dans les usines, l’exigence du contrôle ouvrier débouche en septembre 1919 sur la création de premiers Conseils d’usines, combattus par les forces syndicales, dont les pratiques réformistes sont remises en cause. Ils parviennent à s’imposer en quelques mois dans les grandes usines et à briser les directions patronales et leurs relais, les « Commissions internes » affiliées aux syndicats. La Chambre du travail de Turin (sorte de bourse du travail) reconnait les Conseils d’usine mais les dirigeants syndicaux restent méfiant envers cette organisation qui pratique et théorise la démocratie prolétarienne. Pour la première fois, cette expérience, s’éloigne de l’organisation syndicale pour emprunter la voie d’un parcours de classe autonome.

Deux tendances révolutionnaires…

Le 24 décembre 1919, une foule immense accueille le militant anarchiste Errico Malatesta sur le port de Gènes. Il revient de son exil londonien grâce à l’intervention de Giuseppe Giulietti, président de l’association des travailleurs de la mer, qui l’a transporté clandestinement jusqu’à Gènes. Les anarchistes sont extrêmement actifs dans ce mouvement et fondent une nouvelle organisation : l’Union des communistes anarchistes d’Italie, qui deviendra en juillet 1920, l’Union anarchiste italienne. La fondation du quotidien L’Humanité Nouvelle permet de lier toutes les initiatives de lutte sur l’ensemble du territoire national et d’affirmer la portée révolutionnaire et libertaire de ce mouvement né d’en bas. Pour convaincre la partie du prolétariat, habituée à une représentation syndicale et politique, qui hésite encore face à ce mouvement, les anarchistes diffusent leur vision d’une révolution, communiste et libertaire.

Mais la bonne audience des militants et militantes anarchistes tient aussi à leur forte implantation dans l’Union syndicale italienne (USI), et pour quelques dizaines de cadres ouvriers, dans la Confederazione generale del lavoro (Confédération générale du travail).

Mais c’est aussi, sans nul doute, la revue L’Ordre Nouveau d’Antonio Gramsci qui, depuis Turin, sut interpréter et alimenter l’expérience des Conseils. Angelo Tasca, Palmiro Togliatti, Antonio Gramsci et d’autres, dont les analyses fortement influencées par l’expérience soviétique ont mûri dans les rangs du courant maximaliste du Parti socialiste italien, ne tardent pas à entrer en conflit aussi bien avec la nomenclature syndicale qu’avec les dirigeants du PSI, hostiles aux Conseils d’usines, mais sortis victorieux des élections politiques de novembre 1919 et renforcés par le consensus électoral obtenu.

La réaction s’organise

Cependant, y compris dans les rangs du courant maximaliste [2], les divergences sont évidentes avec l’aile dirigée par Amedeo Bordiga. Celui-ci explique dans un article paru dans le journal napolitain Soviet intitulé « Prendre les usines ou prendre le pouvoir », que les Conseils sont un frein au projet bolchévique.

Les positions exprimées dans cet article trouvèrent un allié involontaire en la personne de Gino Olivetti, industriel et chef de la Confédération des industriels, une fusion de différentes organisations patronales qui s’unirent pour combattre le mouvement prolétaire. C’est ainsi que lors d’une réunion qu’il présidait et s’adressant à d’autres industriels turinois, il rappela qu’y compris Lénine, en Russie, avait dû mettre fin aux expériences de démocratie directe qui avaient constitué les bases organisationnelles de la révolution, dans la mesure où dans un contexte autogestionnaire, celles-ci ne permettaient ni l’efficacité, ni les résultats qui pouvaient être obtenus dans un système hiérarchisé de direction des usines.

Mais l’allié le plus important de la bourgeoisie n’apparaît qu’en mars 1919, à Milan, quand les Fasci de combattimento (faisceaux de combat) [3] sont fondés, avec à leur tête Benito Mussolini. Cette force politique ne remporte que quelques milliers de voies aux élections politiques de novembre. Son programme, publié en juin 1919 dans le Popolo d’Italia de Mussolini, mêle des revendications syndicales habituelles (journée de 8 heures, salaire minimum, confiscation de tous les biens des congrégations religieuses, etc.) à une culture futuriste [4] et nationaliste issue de l’interventionnisme militaire. Malgré la présence de quelques syndicalistes révolutionnaires qui avaient rejoint Mussolini à l’aube de la guerre, les revendications syndicales sont très vite mises de côté et le mouvement s’oriente clairement vers les intérêts des classes bourgeoises.

Vers la révolution ?

Durant les premiers mois de 1920, les luttes se multiplient ainsi que les occupations de terres et d’usines. L’augmentation des prix et de la répression gouvernementale conduisent à l’intensification de la lutte et accentuent la détermination du mouvement ouvrier.

En avril 1920, commence la grève des « aiguilles » [5] , appelée ainsi pour protester contre l’introduction de l’heure légale qui oblige les travailleurs à ne sortir de l’usine que lorsque tombe la lumière du jour. Rapidement la grève change de sens, réclamant le contrôle de la production, et s’étend à toutes les régions du nord, touchant des millions d’ouvriers et ouvrières, mais aussi de paysans et paysannes. Les cheminots refusent de transporter les troupes militaires destinées à la répression. Le fort mécontentement et les affrontements réguliers avec les forces de police font tomber le gouvernement présidé par Francesco Nitti, remplacé par Giovanni Giolitti [6].

Les industriels, refusant d’augmenter les salaires et de remettre la direction des usines, demandent à Giolitti une intervention répressive pour mettre fin aux mouvements de protestation qui se poursuivent avec des obstructions d’usine et des « grèves blanches ». À la campagne, les premiers affrontements ont lieu entre travailleurs en lutte et fascistes.

Fin août, les industriels tentent de lock outer les usines. Chez Alfa Roméo à Milan, où les ouvriers et ouvrières se battent contre les licenciements, l’usine est immédiatement occupée et les métallos prennent le chemin d’une lutte qui en deux jours armera les ouvriers dans toutes les usines du nord. Le rôle des Conseils d’usine s’avère alors déterminant : l’autonomie et l’action directe dans les usines, le succès grandissant et l’activité effrénée des mouvements communistes, anarchistes ou syndicalistes révolutionnaires, laissent entrevoir une issue révolutionnaire à la crise.

Place au fascisme

Giolitti refuse de répondre aux demandes formulées par les industriels d’évacuer les usines occupées par les travailleurs en armes mais engage une négociation avec le PSI et la CGL, qui se sont clairement refusés à diriger le mouvement insurrectionnel, et acceptent le 10 septembre que la direction des usines retourne aux mains des propriétaires, simplement contrôlés par des Commissions syndicales. Il s’agit en définitive, de signer la défaite des Conseils d’usines qui durent depuis deux ans et de restaurer le pouvoir capitaliste.

La Federazione impiegati operai metallurgici (FIOM), le plus important syndicat de la métallurgie, organise un référendum parmi les travailleurs le 23 septembre. Le découragement dû à la trahison de la CGL et du PSI commence à faire reculer les luttes. Seule l’Union syndicale italienne avec une forte présence de militants et militantes libertaires et communistes, conserve une position critique et ferme sur l’épilogue d’une lutte qui aurait pu connaître un tout autre succès.

La dynamique du mouvement cassée, il ne reste plus qu’à réprimer les principaux protagonistes. En plus de la répression étatique, le fascisme sponsorisé par les industriels, commence son œuvre criminelle : des centaines de dirigeants politiques, de syndicalistes, de travailleurs et travailleuses en lutte sont assassinés. Les prisons d’État se remplissent de subversifs. Ce que Luigi Fabbri [7] nommera « la contre révolution préventive » a débuté, ouvrant ainsi tout grand la voie à 25 années de dictature fasciste [8].

Selon Fabbri, « le fascisme répond à la nécessité de défendre les classes dirigeantes dans la société moderne ». La fracture entre prolétariat et bourgeoisie mise en évidence dans le contexte de l’après guerre en Italie mais aussi dans d’autres pays d’Europe, avait posé les bases d’un affrontement de survie conduisant à l’affaiblissement de l’État libéral. [9]

L’analyse de Fabbri a été sans aucun doute une des plus lucides et mieux argumentées sur la défaite du prolétariat. La guerre en tant que catalyseur des courants nationalistes imbus d’héroïsme futuriste, le mépris du parlementarisme socialiste et bourgeois et le culte de la violence et de la mort ont alimenté une soumission politique et intellectuelle d’une grande partie des masses populaires. Le fascisme, fils de la première guerre mondiale, devint l’outil de la défense des intérêts de la bourgeoisie et de la machine d’État.

Gino Caraffi (FDCA, Italie)



Repères : Le premier bienno rosso italien

1919

Mars : Occupations des usines à Bergame.

23 mars : Fondation à Milan des Fasci di combattimento de Benito Mussolini.

12 au 14 avril : Constitution de l’Union anarchiste d’Italie à Florence.

15 avril : Le siège du quotidien socialiste Avanti ! à Milan est saccagé par les fascistes.

1er mai : Sortie du premier numéro du journal L’Ordine Nuovo d’Antonio Gramsci.

Août : Ample mouvement de lutte pour l’occupation des terres.

Novembre : La FIOM, syndicat des métallurgistes de Turin, reconnaît la constitution des « conseils ouvriers d’usine », à travers l’élection des commissaires d’atelier.

16 novembre : Élections politiques, le PSI devient le premier parti.
1920

Février : Début de la publication, à Milan, de Umanità Nova, dirigée par Malatesta.

27 mars : L’Ordine Nuovo lance un appel, signé par des socialistes et des libertaires, à un congrès national des Conseils d’usines. Ce congrès n’aura jamais lieu.

24 avril : Après 10 jours de grève générale dans le Piémont, l’armée impose le retour au travail.

Juin : Début du gouvernement Giolitti qui succède à Francesco Nitti.

4 juillet : Fondation de l’Union anarchiste italienne au congrès de Bologne.

30 août : Annonce de la fermeture de l’usine Alfa Roméo de Milan, immédiatement occupée. En quelques jours, la plupart des usines du Nord sont occupées, et souvent la production est relancée en autogestion.

15 septembre : Après des négociations avec la CGL, Giolitti annonce la création d’une commission paritaire d’étude pour préparer une loi sur « l’intervention des ouvriers dans le contrôle technique et financier et dans l’administration entreprises ».

25 septembre : Suite au référendum de la FIOM, beaucoup d’usines sont évacuées.

15 octobre : Errico Malatesta est arrêté, 3 jours après Armando Borghi, secrétaire général de l’USI et militant anarchiste. Ils sont considérés comme responsables des occupations d’usines à Milan.

21 octobre : Les 25 délégués de l’USI, réunis à Bologne, sont arrêtés.



Notes

[1] Benito Mussolini, rédacteur en chef du quotidien socialiste Avanti ! lance le « Popolo d’Italia » en 1914 pour militer en faveur de l’intervention de l’Italie contre l’Autriche-Hongrie.

[2] Ce courant maximaliste donnera naissance au Parti communiste d’Italie en janvier 1921.

[3] Le terme fait référence aux faisceaux, assemblage de verges liées autour d’une hache, qui représentaient l’unité du peuple et l’autorité de Rome dans l’antiquité.

[4] Le futurisme est un mouvement artistique et littéraire d’origine italienne, né peu avant la guerre de 1914, qui fait l’apologie de la modernité et de la vitesse. Certains futuristes, dont le fondateur du mouvement Filippo Marinetti, rejoindront le fascisme.

[5] Il s’agit des aiguilles de la montre, symbole de la soumission aux temps de l’exploitation.

[6] Alors âgé de 78 ans, Giolitti est le principal dirigeant italien des années 1900-1914, pendant lesquelles il avait fait voter le droit de grève et le suffrage universel masculin.

[7] Luigi Fabbri est l’un des principaux militants anarchistes italien.

[8] Les faisceaux deviennent le Parti national fasciste en novembre 1921. Mussolini est appelé au pouvoir, par le roi Victor Emmanuel III, le 30 octobre 1922

[9] Le gouvernement libéral, attaché aux formes « démocratiques », comme celui de Giolitti qui avait négocié avec les socialistes et syndicalistes « responsables », semble dépassé pour la bourgeoisie.
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