Les partisans de l’État-nation ont toujours enrobé leurs discours de grandes envolées mystificatrices. L’historien Ernest Renan écrivait en 1882 dans Qu’est-ce qu’une nation ? qu’elle est « l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements ; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore ».
Comme toute forme d’identification collective (on peut également se sentir appartenir à une classe sociale, à une corporation, à un genre, à une ville, à une « génération », etc.), le sentiment d’appartenir à une nation est une construction idéologique qui correspond à un projet politique. L’installation de la bourgeoisie aux postes clefs du pouvoir politique sous la Révolution française a été déterminante dans la définition moderne du concept de nation. La nation a alors été intronisée comme seule puissance légitime, comme fondement de l’autorité.
L’émergence de l’idée moderne de nation est ainsi liée à la pensée politique libérale qui affirmait sa volonté de regrouper dans l’allégorie nationale les différentes catégories de la population, que pourtant tout sépare : pouvoir, patrimoine, intérêts, aspirations, ressources…
À l’époque, la montée générale des nationalismes a permis aux bourgeoisies des deux mondes de mobiliser derrière elles les classes laborieuses. Cela a assuré la victoire de la bourgeoisie nord-américaine sur la couronne britannique en 1783, puis des bourgeoisies sud-américaines sur la couronne espagnole en 1820, enfin des bourgeoisies européennes sur les vestiges de la féodalité au terme de la vague révolutionnaire de 1848-1849. Les élites d’Afrique ou d’Asie s’en serviront de même dans les années 1950 pour se débarrasser de la tutelle coloniale.
L’idéologie de l’État-nation instrumentalise en permanence les forces profondes de la psyché populaire, en rapport si intime avec les spécificités culturelles, les modes de vie partagés sur un même territoire, la langue « nationale ». Le mode d’intégration que fournit l’idéologie nationale repose généralement sur l’hostilité vis-à-vis de « l’étranger », sur la résistance à une menace réelle ou imaginaire de « l’extérieur », sur un système de valeurs proclamées supérieures, sur le déploiement de mesures destinées à assurer l’unité voire la « pureté » de la patrie.
C’est cette mystique qu’est venu perturber le durcissement de la conscience de classe au XIXe siècle. En exprimant un idéal internationaliste, en théorisant l’antagonisme indépassable entre la bourgeoisie et le prolétariat, le mouvement socialiste naissant a affirmé que la solidarité de classe devait être supérieur à la solidarité nationale. Même dans le cadre d’une lutte de libération nationale, contre une oppression spécifique, il ne faut jamais se départir de ce point de vue.
Un texte de Jacques Dubart paru dans le numéro de février 2009 du mensuel Alternative libertaire.
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