Quand, en septembre 1920, les plus grandes usines du nord de l’Italie sont occupées par des ouvriers et ouvrières en armes, une perspective révolutionnaire semble se dessiner après deux années de luttes intenses. La bourgeoisie a alors recours à un nouveau type de mouvement, le fascisme, pour mettre fin à ces « deux années rouges » (bienno rosso).

Ce premier bienno rosso, avant celui de 1968 et 1969,  est le produit du massacre mondial, qui s’achève le 4 novembre 1918  pour l’Italie. Malgré une place parmi les puissances victorieuses, le  pays est plongé dans une profonde crise sociale et politique, qui  provoque l’irruption massive du prolétariat et de la paysannerie sur la  scène politique. Comme dans les autres pays belligérants, le ralliement à  la guerre d’une bonne partie du mouvement ouvrier [1], a poussé les  classes populaires dans la « guerre patriotique » avec la promesse d’un  avenir meilleur. Après avoir payé de son sang le prix fort pour cette  guerre, la déception fut grande. Ces promesses ne furent tenues ni par  la monarchie ni par la bourgeoisie, laquelle s’était énormément enrichie  grâce à l’économie de guerre.
Le réveil de la lutte de classe
Le système industriel développé par la guerre ainsi que l’importante  urbanisation des centres productifs du nord de l’Italie, a généré un  prolétariat combatif et déterminé, qui a salué la Révolution des Soviets  en Russie comme perspective pour l’Europe toute entière. En août 1917, à  Turin, – grand centre de l’arsenal de guerre italien – des milliers de  travailleurs et travailleuses descendent dans la rue pour exiger du pain  et des aliments qui commencent à manquer et l’arrêt immédiat de la  guerre. Cette insurrection antimilitariste turinoise est écrasée par  l’armée royale. Le mouvement ouvrier laisse des dizaines de morts et de  blessés et des centaines de travailleurs seront envoyés au front en  représailles.
Dans tous les centres industriels du nord, le ferment révolutionnaire se  référait à l’expérience soviétique. La victoire militaire désastreuse  mettait en évidence la situation de la bourgeoisie, sortie du conflit  militaire enrichie mais épouvantée par la lutte de classe qui se  profilait et les révolutions russe et allemande. La monarchie était  incapable d’affronter la transformation d’une économie de guerre, pas  plus que de comprendre la situation déplorable de la grande masse des  paysans qui réclamaient en vain une réforme agraire.
Alors que les ouvriers et ouvrières agricoles lancent des luttes pour  améliorer leurs conditions de vie, dans les usines, l’exigence du  contrôle ouvrier débouche en septembre 1919 sur la création de premiers  Conseils d’usines, combattus par les forces syndicales, dont les  pratiques réformistes sont remises en cause. Ils parviennent à s’imposer  en quelques mois dans les grandes usines et à briser les directions  patronales et leurs relais, les « Commissions internes » affiliées aux  syndicats. La Chambre du travail de Turin (sorte de bourse du travail)  reconnait les Conseils d’usine mais les dirigeants syndicaux restent  méfiant envers cette organisation qui pratique et théorise la démocratie  prolétarienne. Pour la première fois, cette expérience, s’éloigne de  l’organisation syndicale pour emprunter la voie d’un parcours de classe  autonome.
Deux tendances révolutionnaires…
Le 24 décembre 1919, une foule immense accueille le militant anarchiste  Errico Malatesta sur le port de Gènes. Il revient de son exil londonien  grâce à l’intervention de Giuseppe Giulietti, président de l’association  des travailleurs de la mer, qui l’a transporté clandestinement jusqu’à  Gènes. Les anarchistes sont extrêmement actifs dans ce mouvement et  fondent une nouvelle organisation : l’Union des communistes anarchistes  d’Italie, qui deviendra en juillet 1920, l’Union anarchiste italienne.  La fondation du quotidien L’Humanité Nouvelle permet de lier toutes les  initiatives de lutte sur l’ensemble du territoire national et d’affirmer  la portée révolutionnaire et libertaire de ce mouvement né d’en bas.  Pour convaincre la partie du prolétariat, habituée à une représentation  syndicale et politique, qui hésite encore face à ce mouvement, les  anarchistes diffusent leur vision d’une révolution, communiste et  libertaire.
Mais la bonne audience des militants et militantes anarchistes tient  aussi à leur forte implantation dans l’Union syndicale italienne (USI),  et pour quelques dizaines de cadres ouvriers, dans la Confederazione  generale del lavoro (Confédération générale du travail).
Mais c’est aussi, sans nul doute, la revue L’Ordre Nouveau d’Antonio  Gramsci qui, depuis Turin, sut interpréter et alimenter l’expérience des  Conseils. Angelo Tasca, Palmiro Togliatti, Antonio Gramsci et d’autres,  dont les analyses fortement influencées par l’expérience soviétique ont  mûri dans les rangs du courant maximaliste du Parti socialiste italien,  ne tardent pas à entrer en conflit aussi bien avec la nomenclature  syndicale qu’avec les dirigeants du PSI, hostiles aux Conseils d’usines,  mais sortis victorieux des élections politiques de novembre 1919 et  renforcés par le consensus électoral obtenu.
La réaction s’organise
Cependant, y compris dans les rangs du courant maximaliste [2], les  divergences sont évidentes avec l’aile dirigée par Amedeo Bordiga.  Celui-ci explique dans un article paru dans le journal napolitain Soviet  intitulé « Prendre les usines ou prendre le pouvoir », que les Conseils  sont un frein au projet bolchévique.
Les positions exprimées dans cet article trouvèrent un allié  involontaire en la personne de Gino Olivetti, industriel et chef de la  Confédération des industriels, une fusion de différentes organisations  patronales qui s’unirent pour combattre le mouvement prolétaire. C’est  ainsi que lors d’une réunion qu’il présidait et s’adressant à d’autres  industriels turinois, il rappela qu’y compris Lénine, en Russie, avait  dû mettre fin aux expériences de démocratie directe qui avaient  constitué les bases organisationnelles de la révolution, dans la mesure  où dans un contexte autogestionnaire, celles-ci ne permettaient ni  l’efficacité, ni les résultats qui pouvaient être obtenus dans un  système hiérarchisé de direction des usines.
Mais l’allié le plus important de la bourgeoisie n’apparaît qu’en mars  1919, à Milan, quand les Fasci de combattimento (faisceaux de combat)  [3] sont fondés, avec à leur tête Benito Mussolini. Cette force  politique ne remporte que quelques milliers de voies aux élections  politiques de novembre. Son programme, publié en juin 1919 dans le  Popolo d’Italia de Mussolini, mêle des revendications syndicales  habituelles (journée de 8 heures, salaire minimum, confiscation de tous  les biens des congrégations religieuses, etc.) à une culture futuriste  [4] et nationaliste issue de l’interventionnisme militaire. Malgré la  présence de quelques syndicalistes révolutionnaires qui avaient rejoint  Mussolini à l’aube de la guerre, les revendications syndicales sont très  vite mises de côté et le mouvement s’oriente clairement vers les  intérêts des classes bourgeoises.
Vers la révolution ?
Durant les premiers mois de 1920, les luttes se multiplient ainsi que  les occupations de terres et d’usines. L’augmentation des prix et de la  répression gouvernementale conduisent à l’intensification de la lutte et  accentuent la détermination du mouvement ouvrier.
En avril 1920, commence la grève des « aiguilles » [5] , appelée ainsi  pour protester contre l’introduction de l’heure légale qui oblige les  travailleurs à ne sortir de l’usine que lorsque tombe la lumière du  jour. Rapidement la grève change de sens, réclamant le contrôle de la  production, et s’étend à toutes les régions du nord, touchant des  millions d’ouvriers et ouvrières, mais aussi de paysans et paysannes.  Les cheminots refusent de transporter les troupes militaires destinées à  la répression. Le fort mécontentement et les affrontements réguliers  avec les forces de police font tomber le gouvernement présidé par  Francesco Nitti, remplacé par Giovanni Giolitti [6].
Les industriels, refusant d’augmenter les salaires et de remettre la  direction des usines, demandent à Giolitti une intervention répressive  pour mettre fin aux mouvements de protestation qui se poursuivent avec  des obstructions d’usine et des « grèves blanches ». À la campagne, les  premiers affrontements ont lieu entre travailleurs en lutte et  fascistes.
Fin août, les industriels tentent de lock outer les usines. Chez Alfa  Roméo à Milan, où les ouvriers et ouvrières se battent contre les  licenciements, l’usine est immédiatement occupée et les métallos  prennent le chemin d’une lutte qui en deux jours armera les ouvriers  dans toutes les usines du nord. Le rôle des Conseils d’usine s’avère  alors déterminant : l’autonomie et l’action directe dans les usines, le  succès grandissant et l’activité effrénée des mouvements communistes,  anarchistes ou syndicalistes révolutionnaires, laissent entrevoir une  issue révolutionnaire à la crise.
Place au fascisme
Giolitti refuse de répondre aux demandes formulées par les industriels  d’évacuer les usines occupées par les travailleurs en armes mais engage  une négociation avec le PSI et la CGL, qui se sont clairement refusés à  diriger le mouvement insurrectionnel, et acceptent le 10 septembre que  la direction des usines retourne aux mains des propriétaires, simplement  contrôlés par des Commissions syndicales. Il s’agit en définitive, de  signer la défaite des Conseils d’usines qui durent depuis deux ans et de  restaurer le pouvoir capitaliste.
La Federazione impiegati operai metallurgici (FIOM), le plus important  syndicat de la métallurgie, organise un référendum parmi les  travailleurs le 23 septembre. Le découragement dû à la trahison de la  CGL et du PSI commence à faire reculer les luttes. Seule l’Union  syndicale italienne avec une forte présence de militants et militantes  libertaires et communistes, conserve une position critique et ferme sur  l’épilogue d’une lutte qui aurait pu connaître un tout autre succès.
La dynamique du mouvement cassée, il ne reste plus qu’à réprimer les  principaux protagonistes. En plus de la répression étatique, le fascisme  sponsorisé par les industriels, commence son œuvre criminelle : des  centaines de dirigeants politiques, de syndicalistes, de travailleurs et  travailleuses en lutte sont assassinés. Les prisons d’État se  remplissent de subversifs. Ce que Luigi Fabbri [7] nommera « la contre  révolution préventive » a débuté, ouvrant ainsi tout grand la voie à 25  années de dictature fasciste [8].
Selon Fabbri, « le fascisme répond à la nécessité de défendre les  classes dirigeantes dans la société moderne ». La fracture entre  prolétariat et bourgeoisie mise en évidence dans le contexte de l’après  guerre en Italie mais aussi dans d’autres pays d’Europe, avait posé les  bases d’un affrontement de survie conduisant à l’affaiblissement de  l’État libéral. [9]
L’analyse de Fabbri a été sans aucun doute une des plus lucides et mieux  argumentées sur la défaite du prolétariat. La guerre en tant que  catalyseur des courants nationalistes imbus d’héroïsme futuriste, le  mépris du parlementarisme socialiste et bourgeois et le culte de la  violence et de la mort ont alimenté une soumission politique et  intellectuelle d’une grande partie des masses populaires. Le fascisme,  fils de la première guerre mondiale, devint l’outil de la défense des  intérêts de la bourgeoisie et de la machine d’État.
Gino Caraffi (FDCA, Italie)
Repères : Le premier bienno rosso italien
1919
Mars : Occupations des usines à Bergame.
23 mars : Fondation à Milan des Fasci di combattimento de Benito Mussolini.
12 au 14 avril : Constitution de l’Union anarchiste d’Italie à Florence.
15 avril : Le siège du quotidien socialiste Avanti ! à Milan est saccagé par les fascistes.
1er mai : Sortie du premier numéro du journal L’Ordine Nuovo d’Antonio Gramsci.
Août : Ample mouvement de lutte pour l’occupation des terres.
Novembre : La FIOM, syndicat des métallurgistes de Turin, reconnaît la constitution des « conseils ouvriers d’usine », à travers l’élection des commissaires d’atelier.
16 novembre : Élections politiques, le PSI devient le premier parti.
1920
Février : Début de la publication, à Milan, de Umanità Nova, dirigée par Malatesta.
27 mars : L’Ordine Nuovo lance un appel, signé par des socialistes et des libertaires, à un congrès national des Conseils d’usines. Ce congrès n’aura jamais lieu.
24 avril : Après 10 jours de grève générale dans le Piémont, l’armée impose le retour au travail.
Juin : Début du gouvernement Giolitti qui succède à Francesco Nitti.
4 juillet : Fondation de l’Union anarchiste italienne au congrès de Bologne.
30 août : Annonce de la fermeture de l’usine Alfa Roméo de Milan, immédiatement occupée. En quelques jours, la plupart des usines du Nord sont occupées, et souvent la production est relancée en autogestion.
15 septembre : Après des négociations avec la CGL, Giolitti annonce la création d’une commission paritaire d’étude pour préparer une loi sur « l’intervention des ouvriers dans le contrôle technique et financier et dans l’administration entreprises ».
25 septembre : Suite au référendum de la FIOM, beaucoup d’usines sont évacuées.
15 octobre : Errico Malatesta est arrêté, 3 jours après Armando Borghi, secrétaire général de l’USI et militant anarchiste. Ils sont considérés comme responsables des occupations d’usines à Milan.
21 octobre : Les 25 délégués de l’USI, réunis à Bologne, sont arrêtés.
Notes
[1] Benito Mussolini, rédacteur en chef du quotidien socialiste Avanti ! lance le « Popolo d’Italia » en 1914 pour militer en faveur de l’intervention de l’Italie contre l’Autriche-Hongrie.
[2] Ce courant maximaliste donnera naissance au Parti communiste d’Italie en janvier 1921.
[3] Le terme fait référence aux faisceaux, assemblage de verges liées autour d’une hache, qui représentaient l’unité du peuple et l’autorité de Rome dans l’antiquité.
[4] Le futurisme est un mouvement artistique et littéraire d’origine italienne, né peu avant la guerre de 1914, qui fait l’apologie de la modernité et de la vitesse. Certains futuristes, dont le fondateur du mouvement Filippo Marinetti, rejoindront le fascisme.
[5] Il s’agit des aiguilles de la montre, symbole de la soumission aux temps de l’exploitation.
[6] Alors âgé de 78 ans, Giolitti est le principal dirigeant italien des années 1900-1914, pendant lesquelles il avait fait voter le droit de grève et le suffrage universel masculin.
[7] Luigi Fabbri est l’un des principaux militants anarchistes italien.
[8] Les faisceaux deviennent le Parti national fasciste en novembre 1921. Mussolini est appelé au pouvoir, par le roi Victor Emmanuel III, le 30 octobre 1922
[9] Le gouvernement libéral, attaché aux formes « démocratiques », comme celui de Giolitti qui avait négocié avec les socialistes et syndicalistes « responsables », semble dépassé pour la bourgeoisie.
 
 
 
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